La petite pièce de théâtre bien orchestrée pour enfumer tout le monde, avec l’arrogance impérialiste d’un Justin Trudeau en visite officielle au Sénégal, et l’anticolonialisme de circonstance du président sénégalais Macky Sall, est un magnifique coup de communication servant les intérêts de l’un comme de l’autre. Alors que l’on se perd encore dans des débats sur l’homosexualité, objet privilégié de polémique lancé une nouvelle fois par un chef d’État occidental, on ne parle pas des marchés miniers que le Canada essaie de rafler en Afrique de l’Ouest, Sénégal compris :
« L’Abitibi-Témiscamingue souhaite profiter du potentiel minier de la région de Kédougou au Sénégal. Ce matin à Val-d’Or, le Chambre de commerce du secteur et 48e Nord International ont fait le bilan d’une récente mission au Sénégal ou plusieurs ententes ont été ratifiées. Il y aura donc un partage des connaissances du secteur minier entre l’Abitibi-Témiscamingue et le Sénégal. Des entreprises de la région profiteront également de ce nouveau marché ». (Radio Canada, 2014)
« Le Comité 21 Québec, en collaboration avec le Cabinet Geomin, ont été mandatés par le Ministère des Ressources Naturelles du Canada (RNCan), en collaboration avec le Ministère des mines et de la géologie du Sénégal (MMG) pour le projet de création de la trousse d’informations pour un développement minier responsable au Sénégal. » (Comité Québec 21, 2018)
« Un nombre croissant de sociétés minières, dont plusieurs sont originaires du Canada, jettent leur dévolu sur l’or du sous-sol ouest-africain. « Cette région a plus de potentiel que n’importe quelle autre dans le monde. Sa géologie est semblable à celles du nord de l’Ontario, du Québec ou de l’Australie-Occidentale, ceintures exceptionnellement prolifiques », explique Richard Young, le PDG de Teranga Gold Corporation (TGC), fondé en 2010, l’une des juniors canadiennes actives dans la région. » (Jeune Afrique, 2019)
On peut regretter également que le sort de Guy Marius Sagna et d’autres militants panafricanistes subissant la répression et enfermés dans les prisons de Mr Sall ne fasse pas autant parler.
Mais que voulez-vous, c’est bien à cela que servent les coups de com. Ici, les deux protagonistes en sortent gagnants : l’un vis-à-vis de son public occidental en endossant le manteau du courageux progressiste allant sauver l’Afrique du « retard » qu’on aime lui prêter, l’autre redorant son blason, ne serait-ce que momentanément auprès d’un public afro et plus largement anti impérialiste. Bien sûr, hégémonie occidentale oblige, le Canadien est le plus grand gagnant des deux, et son pouvoir de nuisance est incomparable. Pour le second, le gain, plus modeste, reste tout de même non négligeable bien que limité à un petit périmètre d’influence.
Le second n’est d’ailleurs pas le seul à expier ses nombreuses compromissions avec le néocolonialisme en bombant le torse sur les questions de « moeurs ». Un certain monsieur Museveni, à l’est du continent fait pareil, quand il est politiquement menacé, j’en parlais ici. D’une main de fer on promet la rigueur contre les homosexuels, avec l’autre, plus discrètement bien sûr, on caresse le dos de l’ancien colon britannique, on développe une politique touristique avec des arguments reprenant les pires clichés négrophobes sur le corps de femmes africaines (à lire ici, la partie sur le tourisme), et on appauvrit son peuple.
Soyons clairs, il n’est évidemment pas normal que les occidentaux s’arrogent le droit de dire aux Autres comment gérer leurs affaires chez eux. Il est donc normal que cette prétention impériale provoque l’agacement des Sénégalais dans le cas présent, et des Africains et Afrodescendants en général. On peut effectivement inviter Mr Trudeau à s’occuper par exemple du sort des noirs et peuples autochtones dans son pays, au-delà des simples façades. Et au fond ici, il ne s’agit pas de discuter du Sénégal dans ses dynamiques socio-culturelles propres, ni de se positionner sur ce que le peuple sénégalais devraient faire ou penser. Mais plutôt de prendre cette affaire comme une illustration des ruses du néocolonialisme ne se limitant pas à ce seul pays, d’où l’intérêt d’y réfléchir en tant que panafricanistes.
Ruse en effet, car, ce n’est pas l’homosexualité en tant que telle qui est en jeu dans tout ce cinéma, les chefs d’Etats occidentaux nouant des amitiés avec des régimes pas spécialement connus pour leur « gay friendlyness », sans que cela n’ait l’air d’altérer outre mesure leur entente. On ne les entend pas par exemple entamer des dialogues sur l’homosexualité lors de leur visite à Ryad, sûrement parce que les clauses de l’amitié entretenue avec le royaume saoudien n’incluent pas cela, et que le pétrole suffit à mettre tout le monde d’accord, de même que les politiques menées pour garantir aux USA leur entrée privilégiée au Moyen-Orient et aux Saoudiens la place de maîtres de la région. (C’est moins bien que maîtres du monde, mais c’est déjà ça).
Tout cela pour dire que l’objet de la polémique – l’homosexualité ou plutôt la représentation qu’on lui assigne – a une fonction politique qu’il faut prendre le temps de comprendre au-delà du spectacle qu’est « l’actualité ». Prendre du recul, chercher ce qui n’est pas à la Une, qui ne « buzze » pas, mais qui est parfois plus déterminant pour comprendre ce qu’est le néocolonialisme, l’exploitation, voilà qui demande un certain effort, mais ça vaut le coup. Cette perception que j’ai aujourd’hui est nouvelle, elle se construit, et demande donc à mûrir. Par exemple, faut-il publier ce texte maintenant ? Il aurait sans doute fallu attendre que ça « redescende » (ou pas forcément ?), mais là, cette publication répond presqu’à une nécessité thérapeutique. (voilà pourquoi s’éloigner des réseaux sociaux peut s’avérer de temps à autres utile, parce que ces plateformes créent parfois un sentiment d’urgence qui n’a pas toujours lieu d’être).
Toujours est-il, je pense désormais « l’actualité » comme une manière de traiter des informations dont la production dépend de grands groupes de presse; ceux-ci ayant des intérêts fondamentalement opposés à la remise en question de l’ordre de ce monde (pas par complot, mais simplement parce que leur but est d’être rentable). En conséquence, ladite « actualité » ne doit pas être reçue de manière a-critique. Pas seulement parce qu’il faudrait analyser « autrement » les différents contenus de « l’actualité », c’est à dire, en proposant des interprétations contre-hégémoniques, mais parce qu’il faudrait critiquer son principe même. En effet, pourquoi serait-ce principalement ou exclusivement par son prisme que nous devrions analyser la politique (même en faisant intervenir une dimension critique) ? De nombreuses informations importantes ne sont pas dans « l’actualité », et du coup disparaissent des radars. Le problème n’est pas le relais d’informations, mais bien la construction d’une catégorie, « l’actualité », qui décide d’à quel moment et par quel biais certains choses seraient importantes. « L’actualité » fait vendre, elle n’est pas construite pour autre chose que tenir un public en haleine et faire du profit. En ce sens elle est notre dernier allié pour comprendre le monde qui nous entoure. Non seulement elle nous impose une temporalité – qui j’en suis sûr, n’a jamais rien d’anodin – elle impose en plus les termes du débat.
Les articles occidentaux, et notamment leurs titres, sur la petite scène de théâtre entre Justin et Macky sont hallucinants de bêtise et n’invitent qu’à se demander si oui on non ce serait homophobe « d’interdire l’homosexualité ». Les termes du débat sont ainsi posés, et on s’étripera dessus, on rivalisera peut-être même parfois en analyses plus pointues les unes que les autres, mais toujours dans les termes du débat déjà fixé par d’autres. Nous voilà bien avancés…
Il est pourtant possible d’imaginer une diffusion même large d’informations, en dehors de ce spectacle de « l’actualité ». Certains médias de type «observatoires », focalisés sur les multinationales ou les prisons, pour ne prendre que ces deux exemples et quand bien même ils ont sûrement aussi leurs limites, relaient avec sérieux et précision un tas d’informations sur certains événements précis au moment où ils ont lieu, et donc proposent certes des contenus d’actualité, mais font aussi un travail de démystification sur les objets qu’ils traitent en dehors de tel événement spectaculaire. Cela permet de se former à des sujets en dehors de la spectacularisation dont ils peuvent ou non faire l’objet, et cela laisse plus de place à la possibilité de se les approprier, en limitant, même si jamais entièrement, des biais liés à l’imposition de certains discours et catégories de pensée.
Évidemment, ce travail-là, on ne peut pas l’attendre de la presse bourgeoise pour qui « l’actualité » est le principal fond de commerce. Il faut donc chercher ailleurs, dans d’autres types de médias, qui assument leur vocation contre-hégémonique, et dont les modes de fonctionnement et la structure limitent ce problème de fond (pas une « dérive », mais un problème à la base).
Quoiqu’il en soit donc, il n’y a pas ici un plaidoyer pour « ne pas lire/regarder les médias », mais pour remettre en question le prisme de « l’actualité » qui tient captif également les milieux militants ne vivant parfois que du fait de produire du positionnement sur celle-ci. On me rétorquera que l’objectif de mobilisation implique de « discuter de ce qui intéresse les gens ». Je comprends l’idée, mais il me semble aussi qu’il est possible de rester en phase avec le sens commun sans faire du commentaire d’actualité le point central de sa théorisation politique. Mais bon ça, ça implique aussi de penser la politique en dehors de la bataille des idées, dans la rencontre à partir des conditions du quotidien, dans l’élaboration d’un horizon politique clair, mais bon, là c’est un trop vaste sujet pour cet article.
Bref, pour revenir au sujet de départ, il y aurait évidemment beaucoup de choses à creuser, notamment pourquoi c’est cette question en particulier – l’homosexualité – qui devient un symbole de la fracture Nord/Sud. Il faudrait aussi rappeler que la réception de ce genre de polémiques ne peut pas se penser qu’au seul niveau géopolitique, parce qu’il y a les peuples et ce à quoi ils sont attachés qui ne peut pas se résumer au seul fait d’être « manipulés par les élites ». Enfin, qu’il y a une impossibilité à penser la violence ou les débats de société afros, sans être parasités par les ingérences et injonctions occidentales. Plein de choses sur lesquelles réfléchir. Mais pour l’heure, voici ce sur quoi je voulais insister :
- sous les arguments droits-de-l’hommistes des uns et les réponses dites culturelles des Autres, se cachent des politiques de prédation d’un occident dont la violence n’a pas pris une ride, avec la complicité de bourgeoisies africaines et afrodescendantes farouchement opportunistes.
- l’impérialisme sexuel occidental n’est pas un objectif, un projet (« rendre homosexuel » tel pays etc) mais un moyen (utiliser l’homosexualité, quand c’est opportun, comme variable politique et économique pour préserver les intérêts occidentaux). Il s’agit donc d’un moyen par lequel réaliser ces politiques de prédation, qui vient élargir la liste des stratagèmes progressistes pour continuer les pillages, au côté de la question de la démocratie, des droits des femmes, de l’écologie. L’occident s’est toujours muni de justifications pour légitimer la violence coloniale, la différence à l’heure actuelle, c’est qu’il y a une transformation de ces justifications et l’inclusion de thématiques nouvelles dont l’homosexualité (avant sur le plan sexuel, c’était prétendre que les Africains étaient débridés et devaient être civilisés par la bonne morale chrétienne). Dans un autre article je reviendrai plus en détail sur le fait que l’impérialisme sexuel occidental contemporain n’a pas qu’une dimension homosexuelle, mais aussi hétérosexuelle. J’en ai déjà touché quelques mots ici, mais j’ai vraiment envie d’approfondir la chose.
- Ce moyen, l’impérialisme sexuel, s’il est conçu par et pour les intérêts occidentaux, constitue aussi une fenêtre d’opportunités pour certains chefs d’Etats du Sud, là encore dans une sphère d’influence limitée, alors qu’il est vrai que le pouvoir de nuisance occidental est lui, globalisé, malgré des contestations ici ou là de certaines puissances régionales. Toujours est-il, il s’agit pour des chefs d’États au Sud de s’emparer du seul périmètre de souveraineté qui leur reste – les « moeurs » – quand le politique et l’économique leur échappent complètement, étant sous contrôle occidental. Ce n’est pas une fatalité, cela résulte de choix politiques, de stratégies pour se maintenir au pouvoir, préserver les intérêts de sa classe en maintenant un équilibre précaire : se soumettre aux ingérences et injonctions politiques et économiques de l’occident, et s’ériger en gardien des traditions africaines – enfin de certaines d’entre elles, sur les « moeurs », mais jamais ô grand jamais, celles sur le partage des ressources ou le respect de la nature bien sûr. Cela obligerait à disqualifier l’option néolibérale, et donc à se fâcher avec les maîtres…
Mot de la fin ? Prendre du recul, développer une indifférence au spectacle, pour mieux s’armer face au néocolonialisme.
Mises à jour : 15/02/2020 et 16/02/2020.