La « masculinité toxique », nouvel avatar d’une critique inefficace des rapports de genre

Article publié à l’origine sur le Huffington Post.


“Masculinité toxique”, en voilà un concept qui gagne de plus en plus en popularité dans les pays européens et en Amérique du nord. Si son usage dans certains milieux militants, en particulier aux Etats-Unis, était déjà confirmé, c’est une récente publicité de la célèbre marque de rasoir Gillette qui la fait connaître du grand public. Et quel ne fut pas le drame… En critiquant des comportements tels que le harcèlement sexiste dans l’espace public, le paternalisme, les agressions sexuelles au travail, ainsi que l’homophobie, beaucoup y ont vu une attaque contre la virilité. Pourtant, le caractère éminemment sexiste de la plupart des réactions outrées contre Gillette ne devrait exempter de toute critique la métaphore qui attribue une toxicité à certaines expressions de la masculinité.

Une focalisation sur des conséquences et non les causes de l’oppressions des femmes

Parler de “masculinité toxique” possède de nombreux écueils, à commencer peut-être par la tendance à se focaliser sur les comportements masculins plutôt que sur les structures économiques et politiques qui produisent l’oppression des femmes. Cette focalisation sur les comportements plutôt que les structures n’est d’ailleurs pas spécifique à la question du sexisme, mais touche hélas l’ensemble des questions de société. Se développe alors une forme d’éthique, très située socialement – classe moyenne, blanche, urbaine, de gauche libérale – sur les bons gestes à adopter, les bons mots à employer, bref les bonnes façons d’être. Le problème, c’est qu’on aura beau utiliser l’écriture inclusive, s’asseoir les jambes croisées dans le métro, ne pas employer de mots offensants, faire le tri et manger bio, ça ne changera pas les structures foncièrement sexistes et racistes de la société, ainsi que l’impact démesuré de la pollution des industriels par exemple.

Est-ce à dire que les comportements du quotidien ne comptent pas et qu’il n’y aurait pas de nuisances à se conduire de telle ou telle façon dans la vie de tous les jours? Assurément, mais prenons le parti d’inverser le questionnement: qui profite de ce type de critiques du sexisme et du racisme, à savoir celles qui dissertent à l’infini sur les attitudes des hommes et des blancs, mais s’attardent peu sur les conditions qui leur permettent d’être sexistes ou racistes? Si comportements et structures sociales sont évidemment liés, et si les deux dimensions comptent, la médiatisation bien plus grande des critiques sur les comportements, parfois même par des grandes marques ou des hommes de pouvoir, s’explique par leur caractère fondamentalement inoffensif. L’ordre social ne s’en trouve en rien menacé. Le concept de “masculinité toxique” ne fait que rejoindre une liste déjà longue de gadgets “progressistes” que se donnent les entreprises ou les hommes et les femmes politiques afin de redorer leur image. On peut ainsi continuer à exploiter, mal payer, voter des lois produisant toujours plus d’exclusion sociale, mais au moins on fait preuve d’un bon management de la diversité, sexuelle ou raciale. Au conservatisme soucieux de garder les hiérarchies telles quelles, s’oppose alors un progressisme simplement désireux d’ajouter plus de mixité dans le camp des gagnants.

De la masculinité toxique à la masculinité hégémonique

Le sexisme est transversal à l’ensemble des classes sociales et des communautés, mais ce qui change ce sont les moyens dont disposent les hommes pour l’exercer, et ceux dont disposent les femmes pour plus ou moins le contrer, en fonction de leur classe sociale et racialisation. Bien plus que des critiques de la “masculinité toxique”, nous avons besoin d’une compréhension de ce qu’est la masculinité hégémonique, telle que conceptualisée par la chercheuse australienne Raewyn Connell. Ainsi, loin d’égrener la liste des mauvais comportements masculins, penser la masculinité hégémonique c’est analyser des positions sociales qui confèrent à certains hommes le pouvoir économique, politique, sur les femmes, mais aussi sur certains hommes, non blancs et/ou prolétaires, par exemple. Des initiatives telles que l’ouvrage collectif Marianne et le garçon noir, dirigé par Léonora Miano et publié en 2017, sont une belle invitation à penser l’oppression subie par ces derniers, en particulier les hommes noirs, dans leur rapport à l’Etat français, à l’écart de tout virilisme défensif ou d’exaltation populiste de la virilité.

Cibler la masculinité hégémonique, en tant que dispositif, plutôt que la “masculinité toxique”, c’est aussi un renversement de la perspective: on cible la cause du problème, plutôt qu’uniquement ses conséquences dans les relations du quotidien. C’est également l’occasion de penser les antagonismes de classe, dans leur dimension genrée et racialisée. C’était d’ailleurs le sens de la table ronde “Masculinités: des questions qui font mal” à laquelle j’ai participé avec la journaliste Lénaïg Bredoux et modérée par le sociologue Sébastien Chauvin, lors du Forum International du Film et des Droits Humains (FIFDH) de Genève, le 11 mars. Cet échange particulièrement stimulant a permis d’aller à rebours des conceptions généralement admises sur le sexisme qui ont tendance à pointer du doigt les expressions populaires et non blanches de la masculinité, exonérant ainsi les hommes blancs et de pouvoir du rôle pourtant bien plus déterminant qu’ils jouent dans le maintien de l’oppression des femmes, et l’impunité dont ils jouissent. En effet, si les dénonciations d’hommes blancs bourgeois accusés d’agressions sexuelles se multiplient en France comme aux Etats-Unis, l’impunité judiciaire se confirme un peu plus chaque jour des deux côtés de l’Atlantique précisément pour cette catégorie sociale d’hommes. A part Bill Cosby aux Etats-Unis (peut-être bientôt R Kelly?) et Tariq Ramadan en France, bien peu nombreux sont ceux qui, étant blancs, ont entrevu ne serait-ce que l’ombre d’une cellule de prison.

Comment parvenir alors à penser ces mécanismes sociaux où racisme et sexisme s’entremêlent? Réconcilier deux niveaux de réflexions sur le genre peut s’avérer utile: le premier renvoie aux travaux de sciences sociales étudiant le genre en tant que rapport social entre hommes et femmes où les hommes exercent une domination sur les femmes, qui prend des formes différentes selon la classe sociale et la racialisation, comme déjà évoqué. Le second, correspond cette fois aux travaux étudiant le genre comme mode de gestion étatique et économique, c’est-à-dire la façon dont certaines violences étatiques et économiques visent spécifiquement les femmes, quand d’autres visent spécifiquement les hommes des classes dominées. Les réalités présentées par ces deux niveaux de réflexion ne s’annulent pas: reconnaître l’oppression des femmes transversale à la société ne revient pas à nier les spécificités genrées du racisme contre les hommes non blancs (vis-à-vis du rapport à la police, entre autres) et inversement. Tout l’enjeu d’une analyse solide des rapports sociaux de sexe consiste par ailleurs à comprendre comment ces deux niveaux de réalités influent l’un sur l’autre, sans non plus tomber dans des raisonnements réducteurs.

Des perspectives politiques à repenser

Un défi majeur pour les mouvements se revendiquant de l’émancipation est de comprendre les logiques sécuritaires, anti pauvres et racistes, qui se parent des attributs de la cause des femmes, comme c’est le cas par exemple du projet de pénalisation du harcèlement de rue de Marlène Schiappa. Malgré tout, une fois le piège identifié, la tâche ne gagne pas nécessairement en simplicité. En effet, au-delà de l’analyse, comment penser politiquement, c’est-à-dire par des actions et un programme politique, les oppressions vécues par les hommes des classes dominées sans dans le même temps nier ou minimiser l’urgence d’apporter des réponses concrètes aux violences faites aux femmes (au travail, dans le foyer, dans l’espace public etc), en même temps que se formule l’horizon d’émancipation pour toutes et tous? Lorsqu’on discerne l’arnaque des politiques bourgeoises et racistes se cachant derrière les droits des femmes, comment éviter de reproduire sous un nouveau jour, l’autre arnaque déjà très ancienne promettant aux femmes des classes dominées que la révolution les libérera, comme si leur oppression en tant que femmes était réductible à leur condition de prolétaires ou de non blanches?

Une perspective émancipatrice pour toutes et tous concernant les violences sexuelles demande par exemple d’aller plus loin que la seule critique des inégalités de traitements médiatique et judiciaire entre hommes, selon qu’ils soient blancs ou non, même si cette donnée est incontournable pour qui veut s’emparer de la question. Plutôt que des positions qui, même sans le revendiquer en ces termes, se traduisent par une demande d’impunité pour tous les hommes, il faut se battre au contraire pour exiger dignité et justice pour toutes les femmes, et défaire les liens entre questions de genre et sexualité et logiques de criminalisation des non blancs et des classes populaires. Position d’équilibriste et, à bien des égards, intenable. Mais ce sont tous ces enjeux qu’il va falloir s’employer à concrétiser en projet politique dans les temps à venir.

Si le chemin semble long, une chose est sûre, face aux offensives étatiques racistes auxquelles la majorité des mouvements féministes se font les soutiens, ainsi qu’aux attaques répétées contre les féminismes non blancs et le mouvement antiraciste qui tentent, chacun à leur façon, de penser l’oppression des femmes en dehors des grilles de lectures eurocentriques, un concept comme la “masculinité toxique” ne fait que saborder un peu plus notre intelligence critique et rend intraduisible en terme de stratégie nos désirs de transformation sociale. Un changement de cap s’impose donc.