Image : tableau de Joseph Amedokpo, peintre togolais.
Une version en anglais de ce texte a été publiée dans le numéro 20 de la revue The Funambulist, paru en Novembre 2018, sous le titre Present and Future of Afro activism in France. L’objectif était de dresser un portrait des mobilisations afros, en particulier celles qui ont été médiatiquement relayées, dans le contexte français. J’ai écrit cela à destination d’un lectorat étranger qui comme souvent risque d’avoir une approche très états-unienne de ce qu’est la « question noire ». C’était alors l’occasion de présenter, sans évidemment prétendre à l’exhausitivité, ce qui se passe en France côté afro, dans un article court pour cette revue qui aborde de façon plus générale les questions relatives au colonialisme et aux luttes contre lui.
S’il y a un domaine dans lequel la France excelle, c’est bien celui de la violence coloniale et néocoloniale. Autrefois détentrice d’un empire aux quatre coins du globe, la disparition officielle des colonies n’a pas mis fin à la violence prédatrice du dit « pays des droits de l’homme ». Sur son territoire hexagonal comme en « outre-mer », appelation désignant les anciennes colonies devenues des « départements » ou « collectivités territoriales », le racisme structure l’ensemble des relations sociales entre blancs et non blancs. Entre ces deux groupes, un partage inégal est opéré en ce qui concerne les ressources, l’accès à l’emploi, au logement, à la santé, aux loisirs et à la représentation, qu’elle soit politique ou médiatique. Dans ce contexte, les différentes communautés non blanches issues de l’empire colonial, principalement arabes, noires, asiatiques ainsi que les rroms, les turcs, les juifs, de même que les peuples autochtones résistant tant bien que mal aux derniers assauts contre leurs terres notamment en Guyane, font l’objet d’une marginalisation aux conséquences diverses en fonction des racialisations auxquelles elles sont soumises, et du rôle que la suprématie blanche leur fait jouer sur son échiquier raciste.
Où se situent les communautés afros dans ce jeu sordide ? Plus importantes numériquement en France que dans les autres pays d’Europe, elles se composent principalement de personnes issues de pays d’Afrique de l’ouest, et du dit « outre mer ». L’activité politique de ces communautés a une longue histoire, aussi bien sur le territoire hexagonal que dans les (néo)colonies. Des révoltes d’esclaves aux luttes actuelles contre la présence de l’armée française en Afrique, en passant par les réseaux anticoloniaux qui se sont organisés dans la métropole coloniale à l’heure des combats pour les indépendances, les populations africaines et afrodescendantes se sont levées, dans des formes variées, contre les intérêts de l’État français. La négrophobie occidentale, racisme produit par l’expérience esclavagiste translantatique, celle-là même qui a permis l’édification du mode de production capitaliste, a produit la racialisation moderne comme « noire » à laquelle sont assignées les populations d’ascendance africaine, à l’exception de celles qui peuples majoritairement le nord de ce continent.
Si les Africains et Afrodescendants ne se réduisent évidemment pas à l’expérience de l’esclavage et du colonialisme, cet article se focalisera tout de même sur les formes contemporaines, en contexte français, de mobilisations politiques afros. Il s’agit donc de proposer une carthographie des militantismes afros actuels, en sachant que les contours esquissés dans la présente réflexion sont mouvants, poreux et en perpétuelle reconfiguration. Ces mobilisations se situent à la marge du champ politique traditionnel caractérisé par le découpage classique entre la gauche et la droite. En effet, ces militantismes afros se situent, aux côtés d’autres mobilisations contre l’islamophobie, le racisme anti rrom ou encore les luttes des quartiers populaires, dans le camp de l’illégitime parce que les acteurs politiques sont non blancs et confrontent la société, les politiques, mouvements de gauche inclus, au racisme qui structure la France.
Toujours est-il, ces militantismes, tout en subissant la même relégation raciste en dehors du champ politique légitime, possède me semble-t-il une forme d’autonomie par rapport au champ plus large de « l’antiracisme ». Un indicateur très simple est de noter ce qui mobilise ou non les publics afros, dans les divers événements constituant l’activité militante. D’une façon générale, comme en témoignent les comptes rendus photos, vidéos, ou la propre immersion dans ces espaces : les noirs se déplacent pour des événements qui portent sur les noirs, alors que les événements sur le racisme en général, laissent toujours voir une minorité de noirs. Il s’agit pour moi du refus de l’espace afro d’être submergé et de voir ces enjeux propres disparaître dans une conception « unitaire » de l’antiracisme, malgré comme nous le verrons, des alliances ponctuelles avec d’autres acteurs non blancs ; choix qui n’est pas celui de tout un ensemble de milieux, notamment panafricains qui évoluent dans un autre éco-système politique (autres terminologies, autres objets de débats, indifférence vis-à-vis des gauches, existence en dehors du champ médiatique etc), différent de celui dans lequel évolue « l’antiracisme unitaire », qui lui est notamment très porté sur la question des alliances ou confrontations avec les gauches .
Comme tout espace de luttes, les militantismes afros ne sont pas simplement en relation avec des dynamiques extérieures, mais possèdent leurs dynamiques internes et celles-ci sont le reflet des enjeux propres aux différentes communautés afros existant sur le sol français. C’est pourquoi, sans surprise, l’espace politique afro est morcelé, traversé par des contradictions, des tensions, et également des divergences d’intérêts. La première concerne le fait que les populations dites noires sont divisées statutairement entre d’un côté les ressortissants de « l’outre mer » qui ont automatiquement la nationalité française et de l’autre les immigrés ou enfants d’immigrés qui connaissent des processus de marginalisation propre à la violence des politiques migratoires. Mais, tous ces points de tensions n’empêchent pas que des mobilisations unitaires émergent, avec parfois des victoires politiques à la clef. Je défends par ailleurs l’idée que la multiplicité des cultures, nationalités et trajectoires des populations africaines et afrodescendantres en France n’enlève en rien de la pertinence à l’idée qu’il existe un sujet politique noir/afro en France. Il s’agit ici d’une affirmation politique, en rupture avec les thèses sociologiques qui contestent l’existence d’une « communauté noire » en France, en raison d’une trop grande diversité des populations racialisées comme noires. Pour le comprendre, il faut en urgence se défaire du référent afro américain où l’élaboration des luttes noires s’est constituée sur un sujet plutôt unifié de par son histoire (l’esclavage), sa culture plus ou moins commune et un statut national commun. En France, le sujet politique noir/afro se construit précisément avec les contradictions qu’ont fait émerger les différents modes de gestions des populations racialisées comme noires, côté Afrique et côté Caraïbes.
Analyser les raisons pour lesquels une groupe opprimé, quelqu’il soit, se révolte, exprime son indignation en descendant dans la rue parfois, et d’autres non, n’est pas chose facile. S’adonner à cette tâche demande un examen minutieux de son histoire dans un contexte donné (ici la France), des conditions et des moyens pour son auto organisation, des formes qu’elle prend, des luttes d’hégémonie au sein de ce groupe social pour imposer une définition de ce que serait ce groupe, de ce que doit être la lutte pour l’émancipation (ex : plutôt culturaliste, plutôt matérialiste etc). Ces questions ne sont pas notre objet ici, notre intention étant plutôt de proposer un état des lieux succinct des dynamiques qui traversent les mobilisations afros, notamment celles qui ont été médiatiquement visibles. Avec ce contexte en tête, nous proposerons de découper les militantismes afros en quatre catégories qui ne s’excluent pas mutuellement, mais dont la distinction signale simplement les tendances plus ou moins fortes qui les traversent :
- les mobillisations noires
- les mobilisations (pan) africaines
- les mobilisations antiracistes unitaires
- les mobilisations (afro)syndicales
Les mobilisations que j’appelle tout simplement noires sont celles qui posent explicitement une « question noire » et entendent s’opposer à la négrophobie, au-delà des distinctions nationales ou culturelles. Qu’il s’agissent des rassemblements et du boycott contre Jean Paul Guerlain, célèbre parfumeur qui, lors d’une interview sur une chaîne nationale en 2010, a tenu des propos négrophobes, des rassemblements contre la performance Exhibit b de Brett Bailey en 2014, des actions contre des pâtisseries traditionnelles caricaturant les traits et cheveux afros, ou encore des diverses actions contre les formes locales de blackface (notamment « la nuit des noirs à Dunkerque » contre laquelle se sont opposées en 2018 sur place des activites du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) et de la Brigade Anti Négrophobie (BAN), ce type de mobilisations a en commun le fait de se positionner en réaction à ce qui est perçu comme humiliant pour les noirs dans leur ensemble. Si le caractère spontanné et éphémère ne permet pas toujours de déboucher sur des perspectives politiques durables, on peut malgré tout noter des victoires ponctuelles : Guerlain a été condamné par la justice pour injure raciale et a été démis de ses fonctions, Exhibit b a été déprogrammée dans certains théâtres, et certaines pâtisseries négrophobes ont été retirées des ventes. L’émergence de la Ligue de Défense Noire Africaine (LDNA) redonne également un souffle à ce types de mobilisations sur la scène politique. Le versan culturel n’est pas non plus en reste avec l’essor d’initiatives telles que le Black History Month qui a fait sa première apparition en février 2012 en France, et la création de nombreux médias assumant leur orientation communautaire comme c’est le cas de NegroNews, Noir & Fier, ByUS Média, pour ce qui est des médias en ligne, et encore plus récemment Negus en version papier.
Les mobilisations (pan) africaines sont celles qui renvoient directement à l’actualité de la Françafrique ou du néocolonialisme dans les « outre mer ». Elles peuvent par exemple être « panafricaines », parce pensées dans une logique d’unité régionale ou continentale, comme cela a pu être observé pour ce qu’on peut appeler un renouveau d’actions contre le franc CFA depuis la France entre 2017 et 2018 dans plusieurs villes. Les luttes du Mouvement International pour les Réparations (MIR) concernant la traite et l’esclavage transatlantique peuvent aussi figurer dans cette catégorie dans la mesure où elles permettent la rencontre entre Africains et Afrodescendants des Caraïbes précisément autour de cette histoire qui les as séparés et de l’exigence de justice qui en découle. De même, les activités multiples de la Ligue Panafricaine-Umoja (cafés politique, UMOJA Day, etc.), ainsi que le travail d’archives et de transmission opéré par le Collectif Cases-Rebelles, participent à donner une place centrale aux enjeux du continent africain et de la Caraïbe dans le processus de politisation des noirs vivant en France. Je qualifierai en revanche certaines des mobilisations en direction de l’Afrique d’« africaines » et non pas « panafricaines », parce que pensées dans des logiques nationales, propres à l’actualité d’un pays. C’est le cas par exemple des manifestations concernant la politique militaire française au Mali. Deux exemples viennent complexifier les choses : il s’agit des manifestations sur les massacres au Congo et de celles, massives, contre l’esclavage en Libye en fin 2017. Dans ces deux cas, cela renvoie à des situations nationales, mais pour lesquelles des noirs se mobilisent en tant que noirs dans une perspective d’unité africaine. Très clairement, la question du Congo et de la Libye (bien que cela a été éphémère pour cette dernière), ne sont pas restées circonscrites aux communautés congolaises et encore moins libyennes, ces dernières étant très peu nombreuses en France.
Les mobilisations que l’on peut dire antiracistes unitaires sont celles qui renvoient aux situations de racisme qui ne touchent pas exclusivement les noirs et où il y a reconnaissance par les noirs impliqués d’une condition partagée avec d’autres non blancs. Il s’agit aussi bien des « luttes de l’immigration et des quartiers populaires » et de celles dites « décoloniales ». Les champs d’action sont les luttes contre les violences policières, le manque de moyens des quartiers d’habitation, les enjeux liés au statut migratoire et à la répression des migrants, etc. Les deux Marches de la dignité (2015 et 2016), la Marche des solidarités (2017), et le placement en « cortège de tête » de la marche du 26 mai 2018 par le Comité Adama formé après un crime des gendarmes contre Adama Traoré, ainsi que la journée de grève antiraciste initiée par le Collectif Rosa Parks le 30 novembre suivi d’une marche 1er décembre 2018 constituent quelques exemples de temps forts récents où l’objectif était de rassembler l’ensemble des populations issues de l’immigration postcoloniale et leurs alliés de gauche sur des problématiques communes. Les avancées sont de plus en plus significatives, et l’un des succès de ces luttes, c’est l’imposition de la question raciale dans l’agenda de gauche, même si cela ne se fait pas sans encombres.
Enfin, les mobilisations (afro)syndicales sont celles dans lesquelles des travailleurs issus de l’immigration africaine vont lutter autour de leur condition d’exploités. Si les exemples sont nombreux, aussi anciens qu’est la présence de travailleurs africains sur le sol français, et concernent de nombreux secteurs du salariat le plus subalterne, l’année 2018 a vu une médiatisation particulièrement importante des combats menés par les immigrés africains notamment dans le domaine du nettoyage. C’est ainsi que la grève lancée par les salariés d’ONET qui nettoient les gares SNCF a mis sur le devant de la scène les conditions dégradantes, les bas salaires, et le harcèlement subis par les travailleurs africains. Ces luttes rappellent la nécessité de penser la condition noire en terme matériel, c’est-à-dire en analysant les liens entre cette condition noire et la racialisation de la force de travail.
L’ensemble de ces enjeux et de ces mobilisations dont il y a ici un bref aperçu (l’activité politique étant évidemment intense, tout n’a pas été exposé ici), témoigne du dynamisme des militantismes afros qui n’existent pas isolément du reste du champ politique malgré, en fonction des milieux, une différence dans les stratégies choisies vis-à-vis des mouvements de gauche : alliances pour certains, affrontements pour d’autres, ou encore indifférence. Les victoires sur le plan juridique, dans la confrontation avec la gauche pour ceux qui s’y engagent, la place plus grande gagnée dans l’espace médiatique, et une politisation plus forte des enjeux propres au continent africain laissent entrevoir une intensification des coalitions entre les différents champs des militantismes afros, avec espérons-le un dénouement toujours plus proche de l’émancipation. En fin de compte, la carthographie proposée ici a pour but de contribuer à cet effort entrepris par de nombreux chercheurs et militants afros, d’ancrer les « questions noires » dans leur contexte français, sans que cela les y enferme. En effet, penser les expériences afros en France permet de construire des ponts réels, non abstraits et fantasmés sur un idéal noir américain déconnecté, avec les noirs d’autres pays. Simplement, l’internationalisation de la « question noire » ne peut se faire uniquement avec le prisme états-unien et les expériences afro-américaines au centre, reléguant toutes les autres à la marge. Reste ensuite à critiquer l’occidentalisme – focalisation sur les noirs d’Occident – dans la circulation des savoirs afros; tâche désormais érigée en priorité dans mon parcours intellectuel et militant.
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