Cases Rebelles est un collectif composé de noirEs africainEs et caribéenNEs se définissant comme « PanAfroRévolutionnaires », c’est à dire, selon leurs propres termes : « des panafricainEs qui veulent tout révolutionner en même temps. Avec amour ». Ce collectif produit énormément de contenus écrits et audio sur les luttes noires. De plus, certainEs membres sont associéEs à la dynamique panafricaine du côté de Nantes, et le collectif fait également alliance avec des groupes sur d’autres villes. En effet, à la mobilisation contre les violences policières prévue le 18 juin à Paris, pour Lamine Dieng ainsi que les autres victimes, Cases Rebelles proposera des portraits de 100 victimes de la police (Plus d’infos sur cet important projet à diffuser, ici). Après plusieurs années d’appréciation mutuelle, j’ai proposé il y a quelques mois au collectif de changer de casquette : cette fois, plutôt que d’en poser, il répondra aux questions. Au programme : négrophobie, luttes panafricaines, Caraïbes, santé mentale, lutte des classes et bien d’autres choses. Bonne lecture !
- Vous avez fêté en 2015 vos 5 ans d’existence. Premièrement, bravo d’avoir duré et je vous souhaite encore d’exister le plus longtemps et le plus sainement possible. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
L’une des principales constatations c’est sans doute que l’on a appris, découvert beaucoup de choses dans ce travail d’auto-éducation et de récupération de nos histoires. La deuxième c’est la difficulté d’agir et de sortir de l’isolement, de se connecter à plus de personnes dans la vraie vie quand on est hors de Paris/IDF. Notre objectif n’était pas de devenir un média mais un groupe militant. Et là-dessus on est un peu frustréEs. Ensuite, exister sainement en petit collectif sur le long terme ce n’est pas toujours facile mais on résiste.
- Lors de ces 5 ans, vous avez produit quelques petites « phrases d’anniversaire » très stimulantes politiquement. J’aimerais bien revenir sur une en particulier « Pas de leaders, pas de porte paroles, mais du collectif et de l’amour ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
On croit vraiment que la question de la circulation du pouvoir, de la parole, des prises initiatives sont des enjeux cruciaux dans les modes d’organisation politique. L’idée de leaderEUSEs naturelLEs est problématique. Elle tend à entériner des privilèges : capacité à s’exprimer, à convaincre, voire à manipuler. La question du porte-parole est emblématique en ce qu’elle implique de validisme et de capacitisme : est-ce qu’un porte-parole peut-être muet, peut-il bégayer, peut-il faire des fautes de français, peut-il parler lentement, à voix basse ? La représentation du porte-parole est hyper normée et ces normes sont validistes, ethnocentrée et virilistes, même dans des organisations féministes, etc. Et puis il y’a les slogans, les formules qui souvent doivent avoir une efficacité publicitaire. Bref, le combat implique pour nous que l’on embrasse nos diversités et donc nos diversités d’expression. Qu’on accepte que tel exposé soit fait par X même si X n’est pas très à l’aise à l’oral. Le charisme, l’éclat projeté sur les leaderEUSEs effacent systématiquement le travail de toutes les personnes autour sans qui il n y’aurait pas de mouvement ; cela recrée donc des classes. Les leaderEUSEs ont d’ailleurs une tendance à monopoliser la parole, on trouve ça très fatigant. Ils confondent « libérations » et« lavages de cerveaux ».
Notre attention au collectif vient aussi du fait qu’on se définit comme groupe anti-autoritaire et qu’on tient à l’horizontalité dans les décisions.
L’amour doit être par ailleurs pour nous le ciment des luttes : nous devons avoir de l’amour pour nous-mêmes, lutter contre notre propre négrophobie, avoir de l’amour pour les autres noirEs avec toutes leurs complexités. Mais ça veut dire aussi aimer tous les êtres vivants et la planète ; tout cet amour est important. Il s’agit d’essayer de ne pas se laisser envahir par la haine. La haine rend obsessionnelLE, empoisonne ; ce sont des systèmes que nous voulons détruire, pas des individuEs. L’amour permet de croire aux possibilités de changements, de déconstructions, de constructions… Dans la mesure où nous bénéficions nous aussi de privilèges – en fonction de nos situations personnelles – nous pouvons être dominantEs – nous avons aussi du travail de déconstruction à faire et nous avons plutôt intérêt à ce que les dominéEs dans ces rapports sociaux-là ne conçoivent pas leur possible libération qu’à travers notre disparition en tant que personne. Les nombrilistes focaliséEs sur les rapports sociaux qui les désavantagent l’oublient souvent : on est rarement dominéE intégralE.
- J’aimerais revenir sur février 2008 au Cameroun, événement qui revient assez souvent sur votre site où dans vos publications sur les réseaux sociaux. Comment avez-vous été amené à en parler ? Pourquoi il est important pour les noir(e)s en France de s’y intéresser ?
D’un point de vue panafricain il est important de comprendre que nos émancipations se jouent toujours dans un « ici » et dans des « ailleurs » auxquels nous sommes liés symboliquement, affectivement et concrètement. C’est capital de suivre et partager les luttes d’émancipation en Afrique, toutes, pas uniquement celles qui semblent victorieuses. Les silences français sur ce qui se passe au Cameroun témoignent d’une collusion de longue date entre les régimes autocratiques camerounais et la France. Et tout cela protège les intérêts de l’ancien pays colonisateur et de multinationales dont il sert également les intérets, comme le groupe Bolloré par exemple, largement implanté au Cameroun. On a d’un côté la France qui exerce encore une puissante domination économique, politique et culturelle, et de l’autre un régime quasi sans alternance depuis 1960 et qui tire sa légitimité originelle de l’écrasement, l’anéantissement de la lutte pour une véritable indépendance. Le continuum colonial ici est aussi celui du crime ; le pouvoir se maintient chaque jour par la force et dans le sang. Et cet état de fait n’a jamais été sanctionné : ni par un changement de régime, ni par la justice.
Actuellement Paul Biya manœuvre encore pour se représenter en 2018, après 34 ans de pouvoir et une modification de la Constitution il a 8 ans. C’est d’ailleurs cela qui a déclenché les révoltes, la dernière semaine de février 2008. Ce que les médias occidentaux ont appelés « les émeutes de la faim » pour les vider de leur sens politique ne rejetaient pas seulement Biya l’homme politique ; il s’agissait de libération, de justice sociale, de libertés publiques. La force de ce mouvement résidait dans son caractère absolument politique, populaire, et jeune. Les témoignages que nous avons recueillis racontent à la fois une chronologie du mouvement mais aussi sa formation, les formes d’organisations qui l’ont rendu possible. Ils racontent aussi la répression, la réponse militaire à une crise politique, ou comment la violence d’Etat protègent les intérets impérialistes internationaux (la France n’est plus la seule en course ici). Mais Février 2008 n’est pas un exemple isolé de fort mouvement de contestation à l’époque sur le continent ; on peut aussi parler du Sénégal, de la Côté d’Ivoire, ou du Burkina Faso, et plus récemment du Togo ou de la RDC.
Ce qui reste important pour nous, à travers les manifestations de 2008 et d’autres luttes contemporaines sur le continent africain, c’est de comprendre ce qui structure les régimes post-coloniaux autoritaires, quels sont les liens entre la répression des mouvements politiques, l’enfermenent massif des opposants, des pauvres, et le maintien de l’exploitation des ressources du continent et de ses populations. Et comment cette mécanique coloniale, capitaliste repose sur et se nourrit de l’impunité de dirigeants criminels et du silence des États et consortium bénéficaires. Les vies noires continuent d’être dévalorisées ici aussi. À ce jour il n’y a aucune enquête intérieure ou internationale sur les 150 victimes (bilan a minima) de la répression de 2008 au Cameroun, et il n’est pas permis de commémorer leur mémoire dans le pays.
- Vous produisez également du contenu de qualité sur les caraïbes, en particulier la Guadeloupe. Chauvinisme oblige étant Guadeloupéen, j’aimerais bien qu’on discute du fait qu’il y a soit une forme de mépris, soit un grand désintérêt pour l’activité politique, syndicale et anticoloniale, pourtant très intense là-bas alors que dans le même temps on se borne à réduire « l’Antillais » à une forme d’apolitisme qui ne reflète pas la réalité. Etes-vous d’accord avec mon constat ?
Le mépris et l’ignorance sur ce qui s’est passé, se passe en Guadeloupe c’est affligeant. Certaines personnes préfèrent garder une image doudouiste datant de la colonisation, ou alors l’image de la rubrique faits-divers de France-Antilles… Le grand public a ouvert les yeux pendant le mouvement de 2009 mais l’intérêt a été bref. Au final, nombre de personnes conservent un rapport colonial aux Antilles dites françaises comme si rien ne pouvait s’y passer de déterminant, comme si son destin se jouait encore en France. Caricaturer ces territoires et les personnes qui y vivent ou qui en sont issues est au final une position politique qui va fondamentalement à l’encontre du panafricanisme et de toute forme d’unité noire. C’est aussi un sacré manque respect pour les populations issues de la déportation esclavagiste de même que pour les populations indiennes et africaines victimes du système d’exploitation qu’était l’engagisme et tout cela sans même parler du silence total sur l’annihilation des populations amérindiennes.
On entend beaucoup de jugements à l’emporte-pièce sur « les antillais ». Quand ça vient de personnes qui ne connaissaient pas l’UGTG avant 2009, qui ne connaissent pas les multiples mouvements sociaux de ces territoires, c’est la honte. Les gens en général connaissent 3, 4 martiniquais : Césaire, Fanon, Glissant, Chamoiseau parfois. Ils les ressassent et parfois les lisent bien mal – quand ils les lisent – construisant des oppositions idéologiques grossières. Quant à la Guadeloupe la diversité des mouvements, la pluralité des courants politiques, des écrits, tout cela reste largement méconnu… Ces dernières années, lire par exemple les travaux de quelqu’un comme Marie-Héléna Laumuno autour du Gwoka c’est passionnant. Les trajectoires et les œuvres d’individuEs comme Sonny Rupaire, Gerty Dambury, Gérard Lauriette, Simone Schwarz-Bart, Eugène Plumasseau sont passionnantes. Un livre comme « Le couteau seul » de France Alibar et Pierrette Lembeye-boy est un classique pour nous. Bref, on pourrait citer beaucoup de noms…
Aujourd’hui en termes de luttes, en Guadeloupe toujours, un groupe comme Rebelle est une sacrée leçon de militantisme. Mais c’est comme si les Caraïbes restaient en permanence des terres vierges d’histoires, constamment effacées par le ressac des vagues et des clichés : plages, zouk, hyper-sexualisation, footballeurs, violence, etc. Et après ? Rien que sémantiquement, c’est problématique le nombre de faux décoloniaux qui parlent de « DOM-TOM », de « métropole », ou qui disent que là-bas c’est la France. Mais c’est aussi cette forme de pensée impérialiste, de logique de Centre, qui fait que nombre de militantEs ne pensent pas qu’il puisse se passer du politique là-bas ; du politique qui joue sur la Guadeloupe, mais aussi sur la France, le pays colonisateur. Glissant, par exemple, a pas mal écrit contre les logiques de Centre. Il faut le lire au lieu de s’accrocher aux interprétations qui aplatissent son œuvre, aux raccourcis. Le fait que ce que nous produisons sur la Guadeloupe ou même les Caraïbes en général ne suscite pas toujours un grand intérêt montre qu’au fond un certain nombre de personnes tiennent à conserver leurs idées reçues. Mais les antillaisEs ne sont pas les seulEs à être piégéEs dans des visions tropicales exotisantes ; la police brésilienne tue par exemple les noirEs à un rythme effroyable et pourtant l’image de carte postale et le mythe de la démocratie raciale demeurent en dépit du racisme meurtrier contre les noirEs et les amérindienNEs.
Pour en revenir aux Caraïbes, on trouve cela gravissime quand des personnes qui se disent touchées par l’esclavage, voire qui revendiquent cette histoire en tant que noirEs, se complaisent largement dans la représentation caricaturale et le jugement des personnes qui descendent des populations déportées. Même Les aliénations antillaises sont à prendre, comprendre, analyser au regard de l’histoire esclavagiste et coloniale…
Revendiquer, se réclamer d’une déportation tout en méprisant les victimes premières et leurs cultures c’est terrible. C’est comme tous les gens qui se permettent de juger Haïti et les haïtienNEs ; honte à vous ! Si vous n’avez pas habité les corps directement porteurs de cette histoire d’émancipation unique au monde dont nous héritons touTEs, bref si vous n’êtes pas haïtienNEs, vous n’avez aucun droit de juger, conseiller, généraliser, en faisant abstraction de ce qu’il en a couté et coute encore à Haïti d’avoir ouvert la voie de la libération.
- Pour poursuivre sur la Guadeloupe, et puisque vous vivez en France, comment répondez-vous à l’idée que n’étant pas sur place, vous n’êtes pas légitimes pour vous positionnez sur la vie politique et militante locale guadeloupéenne ?
Pour ce qui est de la légitimité de nos positions en étant hors du pays nous allons essayer d’être clairEs. La sincérité de l’engagement patriotique ne se mesure pas à la durée de maintien en continu sur le territoire, sinon les vieilles familles békés seraient parmi les nationalistes les plus radicaux ; ce n’est pas le cas. Notre présence en France est complètement liées au fait que la Guadeloupe n’est pas indépendante et souveraine et donc à l’incidence que ça a sur la situation économique, sur l’exil organisé via le système universitaire, la fonction publique ou assimilée et bien entendu tout l’héritage du BUMIDOM. Nous n’avons pas fui par amour de la France et par détestation de la Guadeloupe. Mais ce qui est certain c’est qu’y retourner – ce à quoi certainEs d’entre nous aspirent – nécessite de l’humilité et la conscience des mécanismes de domination qui peuvent se mettre facilement en place entre nous et nos frères et sœurs là-bas. Cela veut dire aussi être attentifVE à nos privilèges sur le marché du travail, etc. Bien entendu nombre d’« expatriéEs » blancHEs qui débarquent en Guadeloupe ne se posent pas du tout ce genre de question ; certainEs arrivent même à militer sans mettre à perspective leur place, leur privilèges et le rôle qu’ils jouent dans cette recolonisation permanente. C’est typique d’une certaine forme de bonne conscience coloniale.
En tous cas, pour revenir aux « antillaisES » en France, ceux qu’Alain Anselin appelle « la troisième île » l’idée qui voudrait qu’ils sont forcément sur des positions assimilationnistes et républicaine est fausse. Nos vues, nos perspectives, nos lectures sont bien évidement à mettre en perspective avec celles de ceux qui y vivent en permanence. Mais c’est cela aussi qu’implique les réalités transnationales et diasporiques : le peuple est sur le territoire mais aussi ailleurs. Et il porte aussi le pays en lui. Il y a toujours eu des individuEs en exil plus ou moins volontaire qui croyaient fermement aux libérations nationales. Les personnes qui pensent qu’on est à côté de la plaque n’ont qu’à nous attaquer sur nos positions politiques, sur notre connaissance sociale, historique, politique du contexte. Mais de toute façon l’argument : « vous ne vivez pas ici donc vous ne savez pas » est un classique des arguments impérialistes. A ce compte là, il n’y a plus qu’à croire et répéter les mensonges des médias dominants vendus aux bourgeoisies coloniales.
- Que pensez-vous du fait que dans les milieux militants non noirs, les penseurs, symboles de luttes et cultures noirs sont omniprésents alors que les noirs n’y sont pas toujours les bienvenus, ou pire, qu’on ne s’intéresse même pas à comprendre profondément pourquoi les noirs ne rejoignent pas telle ou telle groupe ou mobilisation où pourtant l’héritage révolutionnaire noir est encore une fois omniprésent ?
La fétichisation des noirEs, l’appropriation, ça va de pair avec la négrophobie. C’en est un revers qu’on nous présente comme positif. Cela permet aux concernéEs de ne pas se remettre en cause et ça nous oblige à lutter en permanence contre une universalisation lénifiante de ces symboles, leur neutralisation et l’effacement de nos corps bien réels. Cette tension rappelle pas mal cet amour franchouillard pour les artistes noirs américains exilés par exemple, une affection très limitée qui masquait une négrophobie globale. C’est également dû aux liens entre le monde noir et le divertissement ; comme si nous restions des biens de consommation, des otages d’une Revue nègre, ou coincés dans les cages de l’expo colonial ; nous sommes là et notre subjectivité est absente. On ne considère pas nécessairement que la culture noire américaine nous « appartienne » : mais ce qu’il s’y dit va influer sur la perception de nos corps et cela couvre nos voix. Quand Omar Sy oppose la France aux Etats-Unis sur la représentation des noirs à l‘écran, arguant qu’on ne peut pas comparer parce que « Les Noirs américains ont été des esclaves dans un passé encore récent. Leurs descendants le ressentent toujours dans leur chair. » il montre bien à quoi servent les films sur les esclaves américains ici : à cacher les histoires esclavagistes de la France que ce soit dans les Caraïbes ou au Congo. Cela renvoie à l’incapacité sur ce territoire à assumer cette histoire et ça aide à masquer les continuum. On peut pleurer Prince : il ne risquait pas d’interpeller la France sur les activités de Bolloré au Cameroun. On peut même faire venir Angela Davis à Nantes, l’y faire applaudir à son Mémorial révisionniste à l’Abolition, et on peut même lui faire dire – aux mépris des luttes locales – que des réparations pour une population particulière ce n’est pas pertinent. Bref, les noirEs d’ailleurs –sans les noirEs concernéEs – c’est pratique, on peut leur faire dire ce qu’on veut.
Il est vrai que ce tandem appropriation-invisibilisation peut venir aussi d’autres non blancHEs et ça n’est pas moins néfaste et problématique.
- Vous avez plusieurs fois émis des critiques très fortes sur la recherche de visibilité dans les grands médias, la recherche de « place » et sur une conception élitiste et petite bourgeoise des luttes noires. Comment faire pour garder une lecture de classe dans nos luttes ?
II y a plusieurs éléments dans ta question, il nous semble.
Certaines luttes dites antiracistes ne se définissent pas comme anticapitalistes et se résument à des revendications de places dans le système ; ces luttes-là utilisent donc les formes qui correspondent à leurs buts. Mais cet « antiracisme » là ne représente, selon nous, aucune menace pour la suprématie blanche.
Mais on veut bien revenir sur un autre élément de ta question : « nos luttes ».
On le redit, dans Cases Rebelles on est regroupéEs en tant que noirEs pour lutter contre toutes les formes de domination. Nous ne sommes donc pas un groupe exclusivement « antiraciste ». La lutte anti-capitaliste, la lutte contre le salariat, ne sont pas moins prioritaires pour nous que la lutte contre la suprématie blanche ; le truc c’est qu’on veut essayer de mener initialement ces luttes-là dans un contexte où nous sommes assez fortEs pour ne pas nous faire agresser par la violence raciale de supposéEs alliéEs.
Pour garder une lecture de classe dans toutes les luttes il faut sans aucun doute qu’elles soient enracinées dans les classes populaires. Il faut aussi éviter, il nous semble, la spécialisation et l’exploitation dans le travail militant, c’est-à-dire la création d’autres classes. Et ça va de soi pour nous qu’il faut éviter de devenir des spécialistes qui vont faire de leur savoir un produit à vendre à des prestataires ; médias, institutions, etc.
- Dès votre création il y a 5 ans, vous avez développé des idées afroféministes. Comment l’afroféminisme s’intègre-t-il à votre vision révolutionnaire ?
Il n’était pas question pour nous de penser un projet révolutionnaire sans mettre les femmes noires au cœur de cette émancipation, sans hériter des luttes des femmes noires qui nous avaient précédéEs, et des résistances de celles de nos familles et entourages. C’est crucial selon nous de se pencher sur ces luttes passés et d’apprendre d’elles. Repenser une historiographie qui ne soit pas basée sur des « héroïnes », des femmes d’exception, cela permet de déconstruire l’idée même de ce qu’est la résistance. Là comme ailleurs il faut sortir de l’axe Reines d’Afrique, Rosa Parks, Angela Davis… Nos mères, tantes, grands-mères ont été, sont des résistantes à leur façon.
De plus, c’est profondément libérateur pour tout le vivant de repenser, et tenter de démanteler les constructions issues du patriarcat, et à plus forte raison au regard de nos histoires. Il s’agit de s’attaquer aux essentialisations et aux injonctions qu’esclavage, colonisation, migration ont forgés ou accentués. Il faut aussi en finir avec l’idée d’un patriarcat unique, universel et solidaire, de normes de genre uniques et universelles, sans bien entendu virer dans ces conceptions idéalisées –souvent par des hommes noirs- qui voient du matriarcat partout en lieu et place bien souvent de matrifocalité, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Par ailleurs, notre collectif, même s’il est mixte, a toujours été majoritairement féminin et les rencontres se sont souvent faites autour de questions afroqueers et afroféministes.
- Selon vous, quelles positions les noir(e)s en France peuvent-ils/elles tenir en ce moment contre l’Etat d’urgence ?
Encore une fois, dans une telle situation, les positions des unEs et des autres sont révélatrices des visions, des aspirations politiques et aussi des privilèges ; on peut donc être noirE et s’accommoder d’un régime répressif, d’un état d’exception qui après Novembre a énormément ciblé des musulmanEs.
Si l’on se réfère à nos histoires de descendantEs d’esclaves et de colonisées ce régime d’exception devrait viscéralement nous interpeller et nous rappeler comment dans le passé la circulation de nos corps fut strictement contrôlée et instrumentalisée. Tout ce qui passe au niveau migratoire devrait également nous faire bondir au regard de ces histoires que nous portons en nous. Par ailleurs, il nous semble plutôt évident que dans un Etat où le droit régresse les moins privilégiéEs seront à terme les plus touchéEs, même si une partie de la société va aussi découvrir une violence d’Etat dont elle était préservée jusque-là. Dans tous les cas, se satisfaire d’être temporairement indemnes dans un contexte profondément injuste ça craint. Mais en même temps, on ne pense pas que c’est pertinent d’essayer de pousser les gens à se bouger en leur disant qu’ils seront les prochaines victimes. Il n’y a pas de recettes et ce n’est pas comme si il existait en France de nombreux groupes politiques noirs qui pourraient articuler des positions spécifiques.
- Comment penser les alliances transnationales entre noir(e)s, alors que les contextes diffèrent, et que souvent les réalités afro-américaines écrasent la pluralité des vécus en dehors des Etats-Unis (et de l’Amérique du Nord plus généralement) ?
Ce que nous appelons transnational c’est avant tout comment nous-mêmes, nos histoires, sommes liéEs à divers territoires qui co-existent en nous, et qui doivent jouer conjointement dans nos actes. LocaliséEs ici, en France, nous sommes liés à des pays d’Afrique, des Caraïbes par la migration, par l’esclavage, etc.
La question des alliances pour nous relève plus de l’internationalisme, c’est-à-dire à la connexion dynamique des mouvements d’émancipation au niveau mondial, des convergences, des solidarités, des relais.
La diffusion des réalités et des luttes afro-américaines se fait sur un mode impérialiste. Cela parasite fortement les possibilités d’établir des liens équilibrés : nous avons souvent interviewé des noirEs des Etats-Unis mais il a toujours été difficile de maintenir un contact et leur intérêt pour nos réalités est souvent très temporaire et biaisé, habituéEs qu’ils sont à être les tenants d’une expérience noire hégémonique. Nous souhaitons à l’avenir travailler prioritairement des connexions d’un point de vue afroeuropéen ou avec des noirEs des Amériques mais pas des Etats-Unis. Cela nécessite aussi que nous-mêmes nous nous décolonisions ; parce que nous avons effectivement beaucoup été nourries au hip-hop, aux luttes de libérations afro-amércaines, aux écrivainEs, aux essayistes… Et nombre de concepts aussi que nous utilisons ont été formuléEs dans ce contexte-là.
- Pour finir, vous êtes actuellement, à ma connaissance, l’un des rares collectif noir – sinon le seul ? – à penser la question de la santé mentale et de ce que la médecine appelle handicap, en articulation avec l’expérience du racisme (Par exemple ici, ou là). En quoi s’agit-il pour vous de questions politiques ayant tout à fait leur place dans une perspective noire, panafricaine et révolutionnaire ?
Les questions de santé mentale concernent certaines personnes du collectif et donc la question d’avoir accès à des soins, à une psychiatrie qui serait décoloniale, cette question-là précède l’existence de Cases Rebelles. Et ça nous semblait donc évident dans le collectif de faire écho non seulement à la façon dont le racisme, les vécus migratoires, héritages historiques, etc. fabriquent des traumas et de la souffrance mentale, mais comment aussi il est très difficile ici en tant que noirEs d’avoir accès à des approches qui incluent tout ces paramètres ; et cette difficulté renforce l’isolement. Par ailleurs, ce n’est pas nécessairement « naturel » dans les classes défavorisées de considérer la souffrance comme légitime, ou comme légitime d’être prise en compte. À cela s’ajoute encore le fait que matériellement ce n’est pas nécessairement accessible et même quand ça l’est toute la machine psy produit énormément de violence de classe, de racisme, sexisme, d’injonctions à la norme, etc. En parler c’est vital pour nous parce que tout d’abord les silences et les dénis de nos souffrances mentales sont des poisons pour nos vies de groupe : familles, couples, groupes militants. Nos souffrances individuelles et les surcompensations qui en découlent sont des obstacles majeurs aux élans panafricains.
On ne fait pas de révolution si on ne travaille pas en même temps à son bien-être : l’idée que la révolution apaisera tout c’est illusoire. Et puis dans l’immédiat on sait aussi que la souffrance mentale expose à plus de violences policières – il y a de nombreux cas de personnes en crises tuées par les forces de l’ordre – et à plus de violence du système en général. Les questions handies on a essayé dès le début d’en faire écho même s’il n’y a pas de personnes se définissant comme handies dans le collectif. Mais ça a toujours été pour nous une question majeure du fait d’histoires personnelles, familiales. Les enjeux sont énormes et multiples mais vu que l’institutionnalisation est une forme très forte de ghettoïsation, les personnes handies sont relativement peu visibles et donc les noirEs sont plus que rares. On ne peut pas généraliser mais Leroy Moore, activiste handi des Etats-Unis, parlaient de conceptions dans la communauté noire qui considéraient le handicap comme quelque chose de honteux, à cacher. Nos expériences ne sont pas complètement en adéquation avec ça mais nous observons aussi cette tendance. En conséquent, les approches handies manquent au monde noir francophone : ces sœurs et frères nous manquent. Et de plus les questions handies noires posent par exemple de manière radicale l’assignation à la performance du corps noir héritée de l’esclavage bien entendu, et perpétuée dans le sport, la danse. Tout cela est extrêmement validiste. On ne démontera pas cet enfermement dans la performance sans nos sœurs et frères handies. Révolutionner c’est remettre en question les évidences et le validisme c’est une succession d’évidences jamais remises en question, parce qu’on les entérine quotidiennement.
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Je remercie très chaleureusement le collectif Cases Rebelles pour le temps qu’il m’a accordé, pour toutes ces réflexions toujours très stimulantes, ainsi que pour l’artiste – Titica, une femme noire trans angolaise – avec laquelle il proposer de clôturer en musique cet entretien. Souhaitons à ce collectif de continuer à durer car je suis sûr qu’il participe, avec beaucoup d’humilité, de discrétion, mais aussi de puissance, à construire un mouvement noir fort qui prendra son essor dans les années à venir : « on entend le fracas des arbres qui tombent, mais pas le murmure de la forêt qui pousse » (proverbe Touareg).
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