Qui peut se permettre d’être indifférent(e) ? Réflexions d’un Guadeloupéen sur le fascisme qui vient

« Fascisme » ? Mais voyons n’exagères-tu pas ?

Voici ce qu’il m’est souvent rétorqué en parlant, entre autres, de fascisme pour qualifier l’état d’urgence et les violences étatiques à l’encontre d’une partie des habitants de ce pays qui, loin d’être de supposées « dérives », après l’émotion  des attentats, sont des pratiques qui existaient bien avant, mais ont été « simplement » renforcées1.

Je sais qu’on peut d’emblée me rétorquer qu’il est « normal » de prendre des mesures « exceptionnelles » vu le contexte. Mais là, ça oblige à parler des causes du terrorisme, de la naissance de Daesh, du rôle des occupations occidentales dans les pays moyent-orientaux et africains, montrant que ce ne sont pas des perquisitions ici qui vont mettre fin à ce que les terroristes perçoivent comme une réponse à l’impérialisme. Impérialisme bien réel. Et comme il s’agit d’une longue discussion, je préfère vous inviter à écouter cette conférence.

Revenons donc au sujet qui me préoccupe dans cet article. Peut-être ne devrait-on pas utiliser le mot « fascisme », parce qu’il s’agirait de formes précises qu’on ne vivrait pas aujourd’hui. Pourquoi pas. Mais il me semble que le refus de l’emploi de ce terme par la plupart des gens d’après ce que j’ai observé est moins lié à un soucis de précision qu’à une minimisation de ce qui a cours en ce moment même. Voilà pourquoi, que l’on décide ou non de conserver ce mot, il me semble important d’être clair sur ce qui est en train de se passer.

L’idée selon laquelle il s’agirait d’une « exagération » lorsqu’on voit et nomme la situation actuelle pour ce qu’elle peut s’expliquer en deux points :

  • une vision caricaturale de l’avènement du fascisme : cela consiste à croire qu’il ne peut advenir qu’avec fracas, de façon subite, et surtout de manière très limpide, c’est à dire revendiqué comme tel, dans toute sa brutalité. Or, bien loin de cette caricature, le fascisme n’est pas une entité obscure qui débarque en hurlant ME VOILA JE SUIS LE FASCISME. Il s’agit au contraire d’un ordre qui s’installe petit à petit, à coups de lois, de traités, d’arrêtés, de disours racistes décomplexés (« La colonisation j’en suis fier ! »2, « la France est un pays de race blanche ! »3 etc) de banalisation de l’arbitraire, de nouvelles mesures, toujours supposées « exceptionnelles », mais qui au fond s’enracinent…Ce que nous vivons, ce qui est déjà là, en ce moment même, c’est la création des conditions de possibilité d’un vrai Etat fasciste décomplexé dans quelques années ou moins… Et ce ne sera pas faute d’avoir eu des gens qui ont tiré la sonnette d’alarme. « Politiquement correct », les appelle-t-on souvent.

  • une forme d’égoïsme : comme cet arbitraire qui grandit vise principalement les musulman(e)s, les quartiers populaires, les réfugiés africains, syriens etc, les Rroms et puis des SDF par ci par là, beaucoup s’en fichent et ne se sentent pas concernés (ou tout simplement, pour être moins dur, ne se rendent pas compte avec précision de l’état actuel des choses). Toujours est-il, indifférence ou insouciance, il est question de se rendre complices passivement du fascisme qui vient (et qui est déjà un peu là).

A Ajaccio (pour l’exemple le plus récent), des individus ont manifesté en criant « il faut les tuer » en parlant des musulmans, rappelant des pogroms anti juifs d’autrefois. « Oui mais ce qui a déclenché cela c’est… ». STOP. Une personne qui justifie la haine qui s’est exprimée à Ajaccio peut s’estimer mûre pour le fascisme. Cela veut dire que le lavage de cerveau a été efficace. Je suis désolé, mais les racistes sont toujours convaincus d’avoir des raisons les poussant à haïr.

Chague agression en Corse contre des biens, des institutions ou des personnes, déclenche-t-elle de telles manifestations de haine, des condamnations à mort ? Un peu de sérieux : des haineux, racistes, galvanisés par l’ambiance raciste décomplexée au plus haut niveau de l’Etat français (oui il ne s’agit pas d’une « haine Corse », le mal étant français, européen) ont trouvé un prétexte pour rappeler à tous les musulmans de Corse, n’ayant rien à voir avec tel ou tel fait de la veille, qu’ils n’étaient pas les bienvenus sur leur île. On peut aussi mentionner les violences, notamment négrophobes contre les réfugiés à Calais, ou cet acharnement contre les Roms dans je ne sais plus quelle ville. Ah oui, c’est un peu partout en fait.

Cela veut bien dire qu’on a quitté la phase de la mise en place du fascisme et qu’on commence à entrer dedans. Etre raciste est un acte de résistance désormais. C’est faire preuve de « liberté d’expression », celle-ci étant bien évidemment toujours dans le sens du vent raciste. Et puis, que dire de cette phrase de ce cher Valls : « la différence entre Madame Le Pen et moi, c’est que je gouverne » . Que voulons-nous de plus comme preuve de la gravité de notre situation, quand un socialiste reconnaît lui-même que ce qui le différence d’une leader d’extrême droite, ce n’est pas le contenu d’une politique, mais le fait qu’il gouverne et pas elle ? Que voulons-nous de plus, lorsque le maire de Béziers qui a fiché les élèves musulmans (ou présumés tels car ayant des noms arabes) de sa commune, est toujours en place, malgré la vive polémique ? Soyons honnêtes, que le cas Ménard et le fichage d’enfants musulmans se soit limité à des concerts d’indignation dans les médias prouvent à quel point ce pays est foutu. Dans un Etat où « le musulman » ne serait pas à ce point déshumanisé, le racisme à ce point banalisé, un tel maire serait trainé en justice et ne serait plus maire b*rdel ! Réveillons-nous…

Bref, être indifférent à tout ce qui se passe aujourd’hui c’est autoriser passivement le mal qui est déjà là et qui peut empirer. Vous me trouverez peut-être paternaliste, mais vu la gravité des enjeux, je m’en fiche complètement et je dirais les choses telles que je les pense : je ne crois pas qu’il soit possible de se dire aujourd’hui « engagé(e)s politiquement » et de n’avoir aucun mot, aucune prise de position individuelle peut-être, mais surtout collective (si on a la possibilité de rejoindre un collectif, bien sûr) sur le drame que vivent une quantité croissante de musulmans, d’habitants des quartiers populaires (surtout celles et ceux noirs, arabes, musulmans, immigrés), de réfugiés etc.

Voulons-nous que dans 70 ans, des élèves qui étudient l’histoire de l’Europe se demandent – comme on l’a fait parfois nous-mêmes quand il s’agissait des cours sur le nazisme à l’école – « pourquoi les gens n’ont pas vu que ça devenait grave ? ».

Effectivement, c’est une fois toutes les horreurs déroulées, les milliers voire millions de vies perdues, que cela parait toujours évident qu’il y avait un monstre qui sommeillait depuis lontemps, pendant que les indifférents étaient plus occupés à « ne pas exagérer ». Pourtant, il y a de plus en plus de personnes qui elles, n’ont pas le luxe de « ne pas exagérer ». Et ici, je parle bien de « personnes », pas de « citoyens », car on se fiche complètement de savoir si elles ont des papiers, si elles ont le « droit » d’être ici : la France a-t-elle le droit d’avoir son armée et ses multinationales chez les autres ?! Oui, il est crucial de mettre en relation ce qui se passe en France, et ce qui se passe à l’étranger, notamment en terme de guerres, d’occupations militaires, ou de ventes d’armes où la France joue un rôle actif4.

Il n’y a donc pas à tergiverser : quelles sont nos positions face à ce fascisme déjà là ? Là où on l’on se trouve, avec les moyens dont on dispose (oui j’ai conscience qu’on n’a pas tou(te)s les mêmes possibilités), que peut-on faire pour se protéger et protéger les siens, ou protéger celles et ceux qui sont plus dans le viseur quand on ne l’est pas soi-même ?

Là où il y a encore une forme d’insouciance – quel privilège de pouvoir l’être par les temps qui courent !- il est grand temps de prendre la mesure de ce qui se passe déjà, afin d’être à la hauteur de ce qui vient. « Oui mais la preuve que nous sommes encore libres, toi-même tu écris ce texte sur le net, c’est la preuve qu’on peut dire ce qu’on veut ». Bof…allez le dire aux personnes (dont un garçon en Guadeloupe) qui passent devant les tribunaux pour « apologie du terrorisme » ou autres qualificatifs parce qu’ils ont dit ce qu’ils pensaient, que cela soient des abominations ou non, et certains faisant de la prison ferme. Renseignez-vous, cherchez sur internet. Que je sache, Eric Zemmour, ou d’autres dans le même genre, n’ont jamais été condamnés à de la prison ferme : cette « liberté d’expression » est bien à géométrie variable. Donc non, le fait de pouvoir écrire un texte n’annule pas la violence qui a cours (et rien ne dit qu’on pourra toujours écrire ce qu’on veut dans 5 ou 10 ans).

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Pour finir, en tant que Guadeloupéen, et donc non concerné de fait par la mesure de déchéance de nationalité visant les bi-nationaux –  mesure qui pourra être utilisée à tort et à travers au-delà du terrorisme, comme l’état d’urgence – j’aimerais réfléchir aux positions que l’on peut tenir dans cette période qui annonce des temps encore plus effrayants. J’invite les personnes issues des colonies départementalisées (« Outre mer ») qui me liraient à s’inspirer de la position de certains Juifs Algériens anticolonialistes, à propos de la nationalité qu’ils pouvaient posséder contrairement aux Algériens musulmans depuis le décret Crémieux qui a instauré, pour l’intérêt des colons, une hiérarchie entre Juifs et Musulmans. Le contexte et l’époque sont forts différents de ce sur quoi nous devons nous positionner aujourd’hui, mais un principe demeure: il s’agit des tactiques de divisions inscrites dans les logiques d’un pouvoir colonial toujours en place, quoique sous des formes renouvelées que nous payons nous aussi très chers, non pas toujours en « métropole », mais surtout dans nos pays « outre-mer »3.

Tout ce qui conforte le système néo colonial français, nous le payons tôt ou tard chez nous. Tout ce qui renforce le racisme et l’impérialisme français, et plus généralement occidental, est mauvais pour nous, qu’importe que nous n’en soyons pas les cibles les plus directes dans le cadre de cet état d’urgence, qu’importe que nous n’ayons pas vraiment de connexions et de connaissances mutuelles profondes avec ces cibles sur lesquelles la violence s’abat principalement. Preuve s’il en fallait, le fait que les mobilisations en cours en Guadeloupe contre la décision scandaleuse de la « justice » condamnant la CGTG à indemniser des békés à hauteur de 53000 euros pour avoir écrit dans un tract qu’ils ont tiré leur fortune de la traite négrière, sont empêchées au nom de l’état d’urgence. Bien pratique, n’est-ce pas. Pourtant quel rapport entre cette affaire et le terrorisme ? Aucun. L’état d’urgence de la  métropole  est donc un outils aussi bien de répression sur son territoire, qu’un outils pour brider l’activité politique dans la colonie. Rien de nouveau.

Voilà pourquoi aujourd’hui, nous issus d’« outre mer », qui ne sommes pas concernés par la déchéance de nationalité mais qui sommes concernés, avec d’autres, par la condition de néo-colonisés (qu’on le veuille ou non) nous pouvons méditer sur ce que ces Juifs algériens anticolonialistes avaient écrit en 1957, conscients des divisions entre colonisés qui servent le pouvoir, et ayant choisi de soutenir la justice contre l’ordre colonial, plutôt que de rester passifs au nom de quelques différences ou petits avantages :

« Vous n’aurez pas notre cœur contre un certificat de nationalité dont vous vous servez comme d’un couperet de guillotine. »5

Je fais mienne cette phrase aujourd’hui, en tant que « français des DOM TOM » : la France n’aura pas mon cœur, ma passivité ou complicité face à ses politiques migratoires ignobles, son néocolonialisme en Afrique, sa participation ou son soutien à la destruction du Moyen Orient, au nom de la nationalité qu’elle nous impose (en situation coloniale, même un avantage est une imposition, car c’est pour mieux maintenir sous domination, en fonction des intérêts du dominant). Non, cette nationalité acquise ne doit pas nous faire taire. Choisissons le camp de l’anticolonialisme, de la justice!

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Mise à jour : 17/04/2017

Notes :

1Les logiques liées à l’état d’urgenre remonte à l’époque coloniale http://orientxxi.info/magazine/l-etat-d-urgence-en-france-de-l-algerie-coloniale-a-aujourd-hui,1113

De plus les agressions islamophobes et anti-arabes n’ont rien de nouveau en France et ne sont pas un phénomène « post attentats de 2015 », pas plus que « post 11 septembre ».

2Philippe Devilliers, sur RMC en octobre 2015.

3Les terres de la Martinique et de la Guadeloupe sont empoisonnés par le chloredécone que l’Etat français a sciemment laisser les békés utiliser sans aucun problème, les terres agricoles appartiennent encore aux descendants d’esclavagistes, les postes de haut niveau sont donnés à des personnes venant de l’hexagone, et notre jeunesse connait des taux exhorbitants de chômage, une dépendance est volontairement maintenue afin que nos îles ne soient pas auto suffisantes etc.

4Voir par exemple le communiqué de l’UGTG sur les attentats du 13 novembre 2015.

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