Une première version de ce texte a été discutée le 13 mars 2021 dans une session de la conférence annuelle des études françaises et francophones des 20e et 21e siècles de l’Université de Georgetown. Les autres intervenants de ce panel sur les nationalismes sexuels étaient Salima Amari, Malek Cheikh, Mehammed Mack and Blase Provitola. Je tiens d’ailleurs à les remercier pour leurs questions et remarques, permettant à la réflexion de mûrir. La version publiée ici a été actualisée (notamment concernant les débats au sénat).
***
Plan de l’article :
- Introduction
- 1993 : la loi Pasqua
- 2010 : le burqa-gate
- 2020 – ? : croisade contre le séparatisme
- Gestion sexuée de l’immigration et affirmation fémonationaliste progressive
- Polyamour contre polygamie : hétéronationalisme et choc des conjugalités
- Conclusion
***
Introduction
« Le respect des principes de la République française c’est aussi le respect de l’égalité entre les femmes et les hommes (…) Les séparatistes et notamment les islamistes que nous combattons ne supportent pas la liberté des femmes qui préfigurent la liberté de la société dans son ensemble. Nous, nous considérons que toutes les femmes vivant en France doivent pouvoir jouïr des mêmes droits (…) par conséquent nous considérons que les pratiques dites coutumières n’ont pas leur place en France ».
Ces mots ont été tenus face à la commission des lois, le 3 mars 2021 au sénat. Ce sont ceux de Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté, entendue dans le cadre de l’examen du projet de loi « confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme ». Adopté en première lecture le 16 février de la même année à l’Assemblée nationale, par 347 voix pour, 151 voix contre et 65 abstentions, ce texte a été ensuite soumis à la validation du sénat, étape décisive avant sa matérialisation en loi. Depuis, le sénat a également adopté le projet de loi en première lecture, avec modifications, le 12 avril. Les sénateurs ont par ailleurs discuté une série d’amendements, dont celui interdisant les sorties scolaires aux mères accompagnatrices portant le voile, amendement adopté lui aussi.
L’argumentaire mobilisé par Marlène Schiappa dans le discours précédemment cité reprend la rhétorique déjà longuement étudiée consistant à produire une frontière entre un « nous » français, occidental, avant-garde du progrès, et un « eux » immigré, en particulier musulman, enfermés dans les logiques « coutumières » d’un autre âge. De nombreux travaux ont montré l’importance du genre dans les politiques coloniales, tels que par exemple ceux de Feriel Lalami pour l’Algérie[1], ainsi que les transformations des relations entre les hommes et les femmes dans les sociétés colonisées, voire dans certains contextes, la création même de catégorisations de genre selon Oyèrónkẹ́ Oyèwùmí pour la société Yoruba.[2] La colonisation a été, entre autres, justifiée par différents acteurs européens, dans les métropoles ou les colonies, par la barbarie supposée des sociétés colonisées à l’égard des femmes. Elle a aussi représenté une « opportunité » d’intervention pour une minorité de femmes européennes de classe moyenne, leur permettant de réclamer parmi un éventail de sujets, le rôle d’agents du « progrès » auprès des femmes colonisées à libérer du poids de leur culture.[3]
Objet parmi d’autres de l’offensive lancée par Marlène Schiappa et le gouvernement, la polygamie et plus précisément les polémiques qu’elle suscite en France, à partir du début des années 1990, sont au coeur de la réflexion de cet article. L’attention aux polémiques consiste à se concentrer sur des moments où cette question éclate comme un problème politique, un problème public, indépendamment de la manière dont il peut ou non être une source de préoccupations administratives ou associatives quotidiennes ou récurrentes, à l’ombre des récupérations politiques et médiatiques. Il s’agira de réfléchir à la mobilisation de cette question, en tant qu’enjeu pour l’Etat français. Précision d’importance, car il ne s’agit pas de penser la polygamie du point de vue de celles et ceux qui la vivent ou l’ont vécu, qui la promeuvent ou au contraire la combattent de l’intérieur, c’est à dire dans une logique intra-communautaire et intra-religieuse en France. Mon propos se situe également dans un tout autre périmètre que celui des mobilisations sur le continent africain autour de ce sujet, là encore, se portant en sa faveur ou sa défaveur. La réflexion proposée ici vaut donc pour la France, en tant qu’analyse de stratégies politiques menées par des représentants de l’État. Elle entend dépasser le « pour » ou « contre » la polygamie, binarisme dans lequel la forme prise par les débats médiatiques et politiques, essaie de nous enfermer. Par ailleurs, même si je n’aborderai pas la dimension historique plus ancienne, une attention aux politiques coloniales sur la polygamie, qualifiées par Emmanuelle Saada de « point de focalisation des juristes et administrateurs coloniaux et objets d’une riche jurisprudence en matière de naturalisation»[4], révèle les enjeux économiques motivant la volonté de la faire reculer, les ambivalences quant aux différents procédés pour y parvenir, de même que les contextes dans lesquels elle a pu être tolérée par l’administration coloniale. Judith Surkis invite par exemple à penser l’enjeu de la polygamie pour l’administration française en Algérie non pas comme une question strictement morale, mais comme un problème « d’ordre public » et d’accès à la propriété des colons, les biens de la population dite « indigène » n’étant pas régis par le code civil.[5]
1993 : la « loi Pasqua »
La loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua », la seconde après celle de 1986, a durci les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. C’est elle qui fait entrer officiellement des dispositions relatives à la polygamie pratiquée par des ressortissants étrangers dans la loi.[6] Sur ce point précis, l’article 15bis stipulait que la carte de résident ne pouvait être délivrée « à un ressortissant étranger qui vit en état de polygamie ni aux conjoints d’un tel ressortissant », de même que la carte de résident délivrée par l’administration « en méconnaissance de ces dispositions » devrait être retirée. Toutefois, les familles polygames installées avant l’entrée en vigueur de la loi en août 1993 n’étaient pas concernées par les dispositions relatives au retrait des titres. L’article 30 quant à lui interdisait le regroupement familial des familles polygames.[7] Selon Abdellali Hajjat qui a mené une enquête socio-historique sur les cas de refus de naturalisation pour « défaut d’assimilation » lié à la polygamie, le vote de cette loi est à inscrire dans un contexte de « recrudescence de la condamnation morale de la polygamie des étrangers résidant en France », depuis les années 1980. Le sociologue qualifie même la loi de 1993 de « total revirement » dans la tolérance accordée jusque-là aux étrangers résidants en France et pratiquant cette forme de conjugalité.[8]
Ce revirement est quant à lui à inscrire dans un débat intense sur l’immigration. Trois projets de loi ont été annoncés dès les premières semaines de la seconde cohabitation incarnée par le gouvernement Balladur : « une loi sur la réforme du code de la nationalité ; les contrôles d’identité ( …) ; la maîtrise des flux migratoires, y compris les mesures relatives à l’asile et au regroupement familial ».[9] Les allusions à la « crise des banlieue », renvoyant à des révoltes, particulièrement à partir de l’année 1990, sont explicites dans les débats entourant ces projets.[10] De plus, selon le sociologue Andrea Rea, « Un changement de dénomination s’est opéré au cours de la période de la politique d’immigration zéro (1974-1993), la notion classique de “travailleur immigré” cède le pas à celle de “clandestin” ou de “réfugié”, laissant entendre que le premier était un producteur alors que les deux autres figures sont des profiteurs ».[11] Cette vision des immigrés profiteurs s’accompagne aussi progressivement dans les années 1980 selon Vincent Gay d’une culturalisation plus prononcée de la figure de l’immigré et une mise à distance qui s’opère avec son identité de travailleur. C’est-à-dire que « les caractéristiques religieuses des immigrés semblent se substituer à leurs identités professionnelles et sociales ».[12] Pris ensemble, ces différents éléments témoignent du contexte dans lequel s’opère au début des années 1990 la réactivation – l’origine étant coloniale – de la polygamie comme un enjeu de démarcation entre la « culture française » et la « culture musulmane/africaine »[13]. Notons tout de même qu’après la loi Pasqua de 1993, trois autres circulaires tendent à assouplir les dispositions prévues quant à la polygamie : celle du 8 février 1994 stipulait que les mères polygames d’enfants français ou vivant en France depuis plus de quinze ans devenaient inexpulsables. Par la suite, en avril 2000 et en juin 2001, deux autres circulaires prévoyaient quant à elles le renouvellement des titres de séjour pour les familles polygames présentes en France avant 1993, à la condition de ne plus vivre sous le même toit.
2010 : le burqa-gate
Quelques années plus tard, en 2010, une polémique sur la polygamie éclate dans un contexte marqué cette fois par des débats autour de deux projets de loi : un sur l’immigration, et un autre visant à interdire le voile dit « intégral », fréquemment désigné par le mot « burqa », alors même qu’il s’agissait de niqab. L’islam est encore bien plus explicitement la cible des discours et des politiques de cette séquence. Début avril, une femme portant le niqab a été arrêtée au volant de sa voiture, et a reçu une amende de 22 euros pour « circulation dans des conditions non aisées ».[14] En plein débat sur l’interdiction du niqab, cette affaire a connu une médiatisation retentissante, lorsque l’époux de la femme en question a été soupçonné d’être polygame.
Brice Hortefeux, à l’époque ministre de l’intérieur, demanda d’«étudier les conditions dans lesquelles (…) l’intéressé pourrait être déchu de la nationalité française» dans une lettre adressée à Éric Besson, ministre de l’immigration et de l’identité nationale d’alors. Il mentionna également le fait que selon lui, « les quatre compagnes présumées de l’homme en question bénéficieraient de l’allocation de parent isolé [et] porteraient le voile intégral ».[15] L’homme au cœur de la polémique était naturalisé français, donc n’était pas un « ressortissant étranger », ce qui compliquait les choses pour les politiques. En effet, Besson répondit que la question posée par Hortefeux était « controversée juridiquement », la polygamie ne faisant pas partie des motifs justifiant le retrait de la nationalité française. Mais, ajouta-t-il, le projet de loi sur l’immigration présenté quelques semaines plus tôt en conseil des ministres pouvait «servir de véhicule pour une adaptation législative».[16] La polémique autour de la polygamie était donc brandie comme une raison légitime de modifier la loi, et pourquoi pas, étendre les motifs autorisant le retrait de la nationalité française.
Rien de tel n’a été mis en place. Ce qui se jouait alors renvoyait moins à la possibilité de construire un arsenal répressif spécifiquement en direction des polygames étrangers et français d’origine étrangère, qu’à celle de justifier, autant les politiques islamophobes matérialisées à ce moment-là par la loi sur le « voile intégral » votée le 11 octobre 2010, que les nouvelles mesures restrictives quant à l’immigration extra-européenne. Et pour ceux des musulmans français, cela avait pour effet de renforcer la suspicion déjà permanente sur les modes de vie, et l’intériorisation toujours plus accrue du caractère précaire de la nationalité. Ceci est à replacer dans climat politique caractérisé par la construction progressive de ce que les chercheurs Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed nomment « l’unanimisme islamophobe ».[17] Enfin, en novembre 2010 est apparue une nouvelle et très médiatisée caution scientifique renforçant l’altérisation des familles polygames, avec la parution du livre du sociologue Hugues Lagrange, Le déni des cultures, dans lequel la délinquance des enfants d’immigrés subsahariens est expliquée entre autres maux par leur socialisation dans ce type de foyers.[18]
2020 – ? : croisade contre le « séparatisme »
La séquence polémique actuelle sur la polygamie s’inscrit cette fois dans un débat marqué par des expériences récentes d’actes terroristes subis en France : l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, l’attentat au Bataclan le 13 novembre de la même année, l’attentat de Nice le 14 juillet 2016, l’attentat contre le professeur Samuel Paty le 16 octobre 2020, suivi quelques jours plus tard, le 29 octobre, d’un nouvel attentat dans la basilique Notre-Dame de Nice. C’est en partie au nom de tous ces crimes dont les auteurs se revendiquent de l’islam, et donc pour lutter contre le terrorisme, qu’une lutte contre « le séparatisme » et un projet de loi confortant les principes républicains ont été mis sur la table. Le site « vie-publique.fr » rattaché aux services du Premier ministre établit que cette loi « vise, dans la suite des discours du président de la République prononcés lors du 150e anniversaire de la République le 4 septembre 2020 et aux Mureaux le 2 octobre 2020, à donner à l’État davantage « de moyens d’agir contre ceux qui veulent déstabiliser » la République. »[19]
Cela fait des années que les pouvoirs politiques ont choisi en France d’établir un lien entre le terrorisme et certaines formes jugées trop visibles de religiosité islamique. Ce continuum qui va du port du hijab à l’attentat terroriste n’a rien d’évident ni d’universel. Sans angélisme ni vision romantique des rapports sociaux hors de l’hexagone, force est tout de même de constater que dans de nombreux pays européens et nord américains, le fait de porter un voile ou une barbe lorsqu’on est musulman ne s’apparente pas, du moins aux yeux de l’État, au risque de «radicalisation » et au possible passage à l’acte terroriste. Ces pays sont-ils plus frappés que la France par des attentats terroristes ? Il n’en est rien, et c’est même le contraire. Le ciblage de la France par les terroristes s’explique par un faisceau de raisons que je ne discuterais pas ici. Mais lorsque des mesures sont prises depuis des années dans un pays, en pointant du doigt les signes extérieurs d’appartenance à l’islam, ainsi que les formes de sociabilités qui y renvoient, alors même que cela n’épargne pas ce pays de la violence terroriste puisqu’il est même le plus touché en Europe, cela amène à questionner l’évidence française d’un danger islamiste dont les signes seraient visibles depuis les mères voilées accompagnatrices de sortie scolaire, les jeunes filles souhaitant pratiquer du foot en portant le hijab, les hommes refusant d’être en sous-vêtements devant leurs collègues au travail, sans oublier les petits garçons et les petites filles qui refusent de manger du porc à la cantine. Dans d’autres contextes, on appelle ça « pratique religieuse », « pudeur », « restrictions alimentaires », etc, et quoique l’on puisse en penser, on ne cherche pas à faire intervenir l’État pour interdire ces marques de religiosité. C’est bien ça l’enjeu auquel les musulmans en France sont confrontés : la mobilisation d’un État pour accréditer la thèse du caractère séditieux de certaines pratiques religieuses sur lesquelles des desseins politiques sont projetés. Ce qui autorise en retour la population dans son quotidien à marginaliser les musulmans considérés en bloc comme ennemis intérieurs, à moins que des signes de contritions et renoncements individuels viennent rassurer – temporairement – du contraire. Il s’agit en quelque sorte de fabriquer le terreau pour la rancune et la désintégration que le gouvernement prétend combattre, en épinglant ces différentes formes de religiosité, ou modes de sociabilités sur lesquels une lecture religieuse menaçante sera projetée.
C’est dans le cadre de ce continuum construit politiquement et médiatiquement entre islamité trop visible, risque terroriste et oppression des femmes que Marlène Schiappa a déclaré le 5 octobre 2020 sur BFMTV, trois jours après le discours de Macron, vouloir mettre un terme à la « polygamie de fait ». Comment ? En expulsant les étrangers polygames. Nous l’avons vu, des mesures restrictives existent déjà depuis 1993 à l’encontre des non nationaux polygames, et plus largement, selon l’article 147 du code civil, qui concerne donc tous les français, « on ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier ».[20] Contracter officiellement un deuxième mariage est passible d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende selon l’article 433-20 du code pénal. Les interdictions étant déjà dans le droit français, autant pour les étrangers que les nationaux, s’il était vraiment question de lutter contre la « polygamie de fait », à savoir celle qui s’épanouit en dehors du droit, pourquoi ne pas le faire pour tout le monde ? Autrement dit, pourquoi lier cette question à l’immigration en brandissant à nouveau le spectre des expulsions ? Particulièrement lorsque l’on précise, à plusieurs reprises comme l’a fait Marlène Schiappa, que c’est à travers les allocations versées par la CAF que ces situations sont soupçonnées, ce qui revient à établir à nouveau un lien entre immigration et fraudes sociales.
La réponse se loge sûrement dans les logiques de racialisation et culturalisation du sexisme. Non plus produit par une structure économique et politique inégalitaire, il est localisé spécifiquement chez les Autres, ceux qui « nous » envahissent, comme l’expliquait Kaoutar Harchi, en décortiquant la politique fémonationaliste déployée par la ministre déléguée.[21] Ainsi, ce n’est pas le fait que des femmes, n’importe lesquelles, soient sous le joug d’un homme, n’importe lequel, et cohabitent avec lui qui intéresse Marlène Schiappa. Elle vise spécifiquement la forme de multipartenariat, entourée d’étrangeté et d’altérité qu’une partie non légitime de la population pratiquerait. Mentionnons tout de même qu’il existe des Français pouvant être reconnus comme polygames de par leur « statut personnel » à Mayotte. Les discontinuités entre « métropole » et « colonies » sur cette question, à l’heure actuelle, mériteraient sûrement notre attention.[22]
Pour la France dite hexagonale, une politique de lutte contre la « polygamie de fait » des étrangers consiste donc non seulement à cibler ceux qui ne sont pas français – et dans ce tri, on est en droit de supposer que des ressortissants allemands ou anglais risquent moins de susciter la suspicion que des ressortissants algériens ou maliens…- mais en plus, point important, de déterminer ce qui hors du droit relèverait du multipartenariat « subi » ou du multipartenariat « libre ». Un des marqueurs de différenciation souvent évoqué est la non réciprocité de la polygamie : seuls les hommes peuvent avoir plusieurs épouses, alors que dans le multipartenariat hétérosexuel « libre », les femmes peuvent en théorie avoir plusieurs conjoints. Toujours est-il, en dehors d’étrangers qui pratiqueraient la polygamie dans un schéma de non réciprocité classique, rien ne dit qu’il n’y aurait pas des hommes bien blancs, bien français vivant eux aussi dans un « état de polygamie de fait », avec non-réciprocité tacite ou explicite, même lorsqu’il n’y a pas de « traditions » interdisant « officiellement » ladite réciprocité. Au-delà de Paul Bocuse, polygame français assumé, divers programmes de divertissements ont déjà montré des hommes, français, blancs, vivant, au vu et su de tous, avec plusieurs conjointes : bien souvent une première femme avec laquelle ils sont mariés, puis finalement arrive une maîtresse et ce, détail crucial, avec qui ils vont vivre sous le même toit.[23] Dans ces cas-là comme celui des étrangers visés par Schiappa, l’homme reste le lien entre toutes les femmes, et il s’agit donc bien d’une cellule familiale où un homme vit avec plusieurs femmes.
Par ailleurs, dans ces contextes non musulmans, bien blancs et bien français, il reste difficile d’établir ce qui a été pleinement ou non « choisi » par la première épouse, ou qu’elle aurait fini par « accepter » dans un univers de contraintes. Céder n’est pas consentir, rappelons-le. Le but ici n’est pas de plaider pour que l’on octroie à l’immigré et au non blanc la liberté et le pouvoir sur les femmes auxquels ont droit Pierre, Paul et Jacques, mais plutôt de montrer en quoi une démarche politique qui brandit l’étendard de l’émancipation ne peut se construire sur des bases qui reproduisent la segmentation raciale de la société. On peut aussi trouver absurde, si une politique doit être vraiment menée et renforcée en ce sens, que des personnes trouvent « émancipateur » que se multiplient les contrôles de la CAF sur les femmes immigrées bénéficiant de l’allocation parent isolé…Ce qui revient en plus d’être sommées de rembourser les sommes dites indues, d’être passibles de prison. Par ailleurs, outre l’aspect légal, on peut s’interroger sur les finalités politiques de toute mesure souhaitant émanciper les femmes mais leur faisant risquer la réduction voire la perte d’une (relative) autonomie économique. Cette incohérence – à première vue, mais qui rappelle simplement que l’enjeu de ces politiques n’est pas l’émancipation des femmes immigrées – a été très fermement pointée du doigt par le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) dans de nombreuses publications depuis 1993.[24]
Reste désormais à savoir si des moyens seront vraiment mis en oeuvre pour lancer une chasse aux polygames étrangers ou musulmans en France. Il semble bien en tout cas que la polygamie fonctionne ici comme un élément favorisant l’adhésion à l’offensive contre les « séparatistes », tel que ce fut le cas en 2010 contre le niqab, et qui renforce l’unanimisme islamophobe. Et c’est cela qui est le plus important : ces polémiques et leurs effets pratiques n’affectent pas que les « vrais polygames » mais l’ensemble des groupes sociaux auxquels ils renvoient. Le caractère flou, labile, de la catégorie « séparatistes » permet justement une extension indéfinie de ceux qu’elle peut désigner. Bien sûr, l’opprobe est racialement circonscrit, s’il y a extension, c’est celle des motifs et donc des cibles mais toujours dans un périmètre déjà marqué par la racialisation négative, comme le montre Rafik Chekkat à propos de l’extension permanente des motifs islamophobes.[25]
Gestion sexuée de l’immigration et affirmation fémonationaliste progressive
Le fémonationalisme est un concept élaboré par Sara Farris. Dans notre quotidien, cette notion peut s’illustrer par les discours répétés sur la nécessité de sortir les femmes musulmanes des carcans de leurs communauté. Sara Farris propose une lecture marxiste de cet intérêt appuyé des gouvernements européens envers les femmes immigrées, en particulier musulmanes, depuis plusieurs décennies. En plus des dimensions idéologiques, l’auteure montre que cette dynamique sert une fonction économique : « (…) elles jouent un rôle très important sur le marché du travail européen et dans le bien-être européen en général. (…) Ces femmes en sont venues à fournir de plus en plus cette aide sociale que l’État ne fournit plus. Elles sont de plus en plus souvent nounous, baby-sitters pour enfants, aides-soignantes pour personnes âgées, femmes de ménage ou agents de nettoyage. (…). Ces emplois, en réalité, maintiennent l’économie dans son ensemble ».[26]
Il est important par ailleurs de comprendre que cette fonction économique remplie par les femmes migrantes est largement moins médiatisée que leur existence comme objet de discours sur la sexualité ou la religion, comme l’expliquait par exemple la philosophe Hourya Benthouami.[27] En plus de la focalisation sur leur absence de liberté sexuelle, elle sont aussi surreprésentées en tant qu’ « épouses de », « mères de », et donc respectivement « victimes de » et « parent défaillant de ». Marlène Schiappa peut ainsi déclarer comme nous l’avons vu au début que « que toutes les femmes vivant en France doivent pouvoir jouir des mêmes droits », sans qu’il ne s’agisse ici de statut économique. Les « droits » ici renvoient à la réduction de ces femmes au domaine de la « liberté », pensée selon un schéma libéral où l’individu existe en dehors de contraintes économiques et se vit sans appartenance. L’injonction faite aux subalternes et à eux seuls de se défaire du groupe d’origine, de la communauté, est ainsi présentée comme une marque d’intégration, de progrès, d’où les assauts répétés contre le dit communautarisme.
Le fémonationalisme décrit par Farris s’inscrit d’ailleurs dans une histoire des politiques de l’immigration dépassant le cadre de l’immigration extra européenne comme le montrent par exemple les travaux de Nimisha Barton sur ce qu’elle appelle la « citoyenneté reproductive » entre 1880 et 1945 en France. Barton analyse comment la politique d’immigration française durant cette période opérait un traitement différencié entre les sexes du même groupe migratoire. Pour les hommes, l’administration privilégiait une approche en terme « disciplinaire » (disciplinary paternalism) afin de les pousser au mariage et à la prise en charge d’éventuels enfants, le célibataire immigré urbain étant une figure crainte et honnie. Pour les femmes en revanche, Barton conclue à une approche fondée sur le soutien à double tranchant (supportive maternalism) notamment en terme de ressources à condition, c’est important, de faire des enfants et d’obéïr à des critères de moralité, ce qui induit comme pour les hommes, mais selon des modalités différentes, une dynamique de surveillance politique et sociale. La forme prise à l’époque par ce soutien opportuniste de l’État vis-à-vis des femmes immigrées – principalement européennes – est à inscrire dans un contexte d’anxiété sur la « dépopulation » et la natalité après la défaite française de 1870 ; anxiété ravivée après les lourdes pertes de la Première guerre mondiale.[28] L’approche sexuée de l’immigration par l’État a donc une longue histoire, et nous en voyons les déclinaisons spécifiquement post-coloniale à travers les polémiques sur le hijab ou la polygamie.
Pour le cas qui nous occupe ici, une attention aux acteurs principaux de cette nouvelle croisade est nécessaire. Tout d’abord, Marlène Schiappa a été Secrétaire d’état chargée de l’Égalité entre les hommes et les femmes et de la lutte contre les discriminations, de mai 2017 à juillet 2020. En juillet 2020, elle devient ministre déléguée, auprès du ministre de l’intérieur, chargée de la citoyenneté. Cette fonction a été créée au moment de sa nomination. L’article 1er du décret réglementant sa fonction mentionne notamment la « défense de la laïcité » et la « lutte contre le séparatisme ».[29] Enfin, en tant que ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, Marlène Schiappa travaille étroitement avec lui. Détail qui a toute son importance, particulièrement lorsqu’il s’agit de droits des femmes et de fémonationalisme…
Il est intéressant de noter que lors des polémiques de 2010 décrites plus haut, la fonction occupée par Éric Besson liait immigration et identité nationale. Dans le cas de Marlène Schiappa, les deux fonctions occupées sous la présidence Macron montrent cette fois une trajectoire allant de l’« égalité entre les hommes et les femmes », à la défense de « citoyenneté » et « laïcité » contre le « séparatisme ». Différentes stratégies de racialisation de la question des femmes se donnent à voir ici. En effet, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle sous un gouvernement s’assumant pleinement à droite (celui de 2010) il n’était pas nécessaire de donner une coloration progressiste à son entreprise, alors que sous Macron, les mots « immigration » et « identité nationale » ayant une connotation droitière, sont remplacés par des termes qui certes sont désormais perçus par une frange de la population comme porteurs de racisme, mais dont les origines se veulent malgré tout en lien avec le progrès et la gauche, comme c’est particulièrement le cas avec le terme « laïcité ». Quoiqu’il en soit, en dehors même de la comparaison avec 2010, la simple trajectoire de Marlène Schiappa – des droits des femmes à la lutte contre le séparatisme – est une illustration, et un renforcement, de la manière dont les représentants de l’État construisent progressivement comme indissociables l’émancipation des femmes et la défense agressive de la laïcité contre les musulmans. Avant Marlène Schiappa et sans avoir occupé une fonction de ministre ou secrétaire d’État, mais au moyen d’une intense activité de publication et d’une présence médiatique conséquente, Caroline Fourest a idéologiquement joué un rôle de premier plan dans la consolidation de ce processus.[30]
A la lumière des trois séquences évoquées, ledit processus dans sa dimension spécifiquement anti polygamie pourrait se comprendre de la façon suivante : la polémique de 1993 semble plus portée sur la question des flux migratoires et de la gestion des immigrés présents sur le territoire. S’y ajoute aussi explicitement des enjeux liés aux protections sociales et donc au mécanisme de redistribution. Cette dimension « fraudes aux allocations », « problèmes avec la CAF », est également présente dans les séquences de 2010 et celle en cours, mais la trajectoire spécifiquement fémonationaliste des polémiques se confirme au fil du temps. Ainsi d’un discours en 1993 plus axé sur le respect des valeurs républicaines, bien que mentionnant déjà le sort des femmes, la disqualification de la polygamie se fait de plus en plus au nom des droits des femmes voire dans le cas de Schiappa, au nom du féminisme, même si la rhétorique sur les valeurs républicaines restent également centrale. Dans son allocution au sénat le 3 mars 2021, la ministre déléguée mentionne la « politique féministe » de la France sous la présidence de Macron. Ainsi les deux dimensions – valeurs républicaines et droits des femmes – ont toujours cohabité, la différence étant que progressivement, la seconde semble prendre plus de place qu’elle n’en avait avant, voire se confond plus explicitement avec la première. Et il n’est pas anodin que le terme même de féminisme soit assumé au plus haut niveau de l’État. C’est en cela que l’on peut parler d’une trajectoire fémonationaliste de la disqualification de la polygamie, et plus largement, de l’approche genrée de l’immigration africaine.
Cette mobilisation du terme féminisme par une représentante de l’État, avançant sous le signe de l’évidence nationaliste assumée – « nous sommes féministes car Français » en quelque sorte – opère alors même que Marlène Schiappa travaille sous la direction de Gérald Darmanin, accusé d’agressions sexuelles, et dont les éléments recoupés notamment par Médiapart, laissent voir tout au moins des abus de pouvoir. A cela Marlène Schiappa ne se sent pas obligée de répondre, car ces questions confrontent au paradoxe – là encore, à première vue – se logeant au cœur des rhétoriques et politiques fémonationalistes. A savoir la cohabitation de politiques sexistes ou de personnages blancs masculins que des accusations de viol ne disqualifient pas, avec dans le même temps, une grande sévérité à l’égard des immigrés et non blancs, sur qui le soupçon plane de fait. Cette différenciation renvoie par exemple à l’analyse de Najate Zouggari sur la racialisation du viol dans les discours politiques et médiatiques français.[31] Ceci est d’ailleurs à comprendre comme le moyen de légitimation et de reproduction du patriarcat bourgeois : la focalisation sur « le sexisme musulman » ou le « sexisme immigré » fabrique en miroir le caractère insoupçonnable des hommes de pouvoir, et de même, empêche de comprendre la dimension structurelle du patriarcat dans la société française. Cela a des conséquences politiques non négligeables : l’alibi masculin non blanc joue le rôle de bouclier face à la contestation d’un régime patriarcal blanc et bourgeois dont les hommes de pouvoir sont les premiers bénéficiaires, mais pas les seuls agents ; le rôle des femmes blanches bourgeoises ou des mouvements féministes, même non sociologiquement bourgeois, es à cet égard édifiant comme l’avaient montré Nacira Guénif et Éric Macé dans Les féministes et le garçon arabe.[32]
On comprend dès lors l’enjeu de ne pas s’en tenir à une simple critique d’un « deux poids de mesure » qu’il faudrait combattre en demandant d’étendre la criminalisation des violences sexuelles aux hommes de pouvoir. Il faudrait plutôt penser le rôle de cette criminalisation des hommes non blancs dans le maintien de l’ordre social, accompagnée de discours et politiques sur la prétendue barbarie sexiste qui ronge leur communauté, et qui construit en miroir les femmes qu’il faudrait tantôt sauver, tantôt condamner lorsqu’elles se refusent à confondre émancipation avec assimilation. La traduction politique de cet effort consiste à se battre contre les logiques punitives et carcérales qui s’expliquent par le devoir de préserver les intérêts bourgeois et blancs, et dont la légitimité tient sur la stigmatisation raciste. C’est ce qu’a par exemple fait le collectif Afroféministe Mwasi en prenant spécifiquement position contre la criminalisation du harcèlement de rue, dès les premières annonces de Marlène Schiappa en 2017.[33] Ou encore ce à quoi nous invitent en fournissant de nombreuses pistes les travaux et analyses de Gwenola Ricordeau[34] et de Françoise Vergès[35], sur la nécessité de penser un féminisme hors des logiques carcérales, et dont l’horizon est l’abolition de la police et des prisons. Le continuum police-justice-prison repose sur le consensus raciste selon lequel seuls certains segments de la population se destinent à y être confrontés. Toutes les fois que les cibles de la police s’élargissent et dépassent les communautés immigrées, les réfugiés, et les hommes non blancs, la légitimité de cette institution est – même très mollement – mise en débat. S’il est donc nécessaire de voir et de nommer le fameux « deux poids deux mesures » quant à la stigmatisation et la criminalisation des violences sexistes, l’horizon doit être la construction d’une porte de sortie du carcéral, et non pas de plaider pour une répartition équitable de ces cibles, ce qui de toutes les façons serait impossible : il n’y a pas de prison sans qu’il n’y ait de groupes sociaux spécifiques construits comme emprisonnables, même si leurs contours peuvent sensiblement varier en fonction des conjonctures politiques et économiques. C’est pour cela qu’au-delà même de l’enjeu consistant à défaire les liens mortels entre féminisme et logique carcérale, les critiques de la prison par les prisonniers eux-mêmes et leurs proches doivent prendre une place pour importante dans la formation militante.[36]
Polyamour contre polygamie : hétéronationalisme et choc des conjugalités
Une autre dimension de la dernière séquence polémique en date doit être mentionnée et analysée : le besoin plus explicite de distinguer la polygamie des autres formes de multipartenariats, dans un contexte où cette fois ce n’est pas une droite assumée qui gouverne, mais un ensemble se présentant comme hybride, fermement attachés aux « valeurs » mais dans le même temps très « progressiste ». C’est ainsi qu’en décembre 2020, Marlène Schiappa s’est présentée comme étant obligée de préciser dans divers médias, en raison d’interpellations répétées sur les réseaux sociaux, qu’il ne fallait pas confondre l’offensive à venir contre la polygamie avec la volonté d’interdire « le polyamour, les plans à trois, l’adultère ». Et d’ajouter que « la France a une tradition de libertinage » à laquelle il n’est pas question de toucher.[37] La différence entre l’homme polyamoureux qui vit avec deux maîtresses et l’homme polygame qui a deux « épouses », une reconnue officiellement et une autre hors du droit, n’existe pas, du point de vue légal. Bien évidemment, on ne saurait croire qu’une vraie « obligation » à répondre pesait sur Marlène Schiappa. Comme déjà évoqué, elle ne se sent pas obligée de prêter attention à celles et ceux qui lui rappellent quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux qu’elle travaille avec Gérald Darmanin. Rien donc ne l’obligeait à s’aventurer sur le terrain de la comparaison avec le polyamour, malgré les interpellations dont elle faisait l’objet. En plus de la volonté évidente d’agréger autour de sa chasse aux polygames étrangers des sceptiques parmi les rangs progressistes, je vois dans cette façon de répondre en se disant poussée à « rassurer » sur le polyamour, une mise en scène de la prétendue supériorité morale des Français, réussissant à tenir l’équilibre entre les contraintes imposées par la vie en société « civilisée » (refus de la polygamie) et l’aspiration à la jouissance (défense du polyamour). Les Français seraient libres et tiendraient à le rester, la ministre déléguée n’aurait donc plus qu’à les rassurer. C’est aussi une manière de prétendre à un faux consensus français sur des pratiques telles que le polyamour ou le libertinage qui restent malgré tout minoritaires, bien que possiblement en progression, mais quoiqu’il en soit, toujours largement décriées. En réalité, le propos de la ministre déléguée a été accueilli par des accusations de ridicule (plutôt à gauche) et de vulgarité (plutôt à droite). Il n’empêche que la distinction opérée entre polygamie et polyamour permet de tenir l’équilibre entre projet raciste discriminant et affirmation du progressisme.
Notons maintenant que dans cette croisade anti polygamie, le polyamour n’est jamais opposé à la monogamie, alors qu’on pourrait légitimement penser que l’antithèse du polyamour est le régime monogame dominant. Dans un contexte d’offensive raciste, le polyamour est opposé à la polygamie. Ici, polyamour et monogamie (des blancs, des laïcs) appartiennent au même dispositif normatif racialisé et eurocentrique supposément supérieur aux formes de conjugalités des Autres, fussent-ils monogames ou polygames d’ailleurs. Autrement dit, la ligne de démarcation n’est pas entre norme (monogamie) et transgression (multipartenariat), mais entre humains-référents (européens, blancs, quelles que soient leurs pratiques) et altérité (musulmans, non blancs, quelles que soient leurs pratiques). Ainsi, en plus d’une lecture en terme de fémonationalisme, donc de genre, une approche en terme de « sexualisation de la culture nationale », à laquelle nous invite par exemple Mehammed Mack,[38] permettrait aussi de penser ces politiques visant les immigrés comme des injonctions à rentrer en conformité avec des modèles hétérosexuels dominants. Il s’agit ici d’une manifestation de ce qu’on peut définir comme de l’hétéronatonalisme français. Autrefois dans les colonies, la réglementation des mariages et les tentatives de modeler les arrangements familiaux des subalternes pour répondre aux impératifs de la production et faire correspondre à un ensemble de normes morales, ou alors, la volonté de les fixer dans des statuts personnels en contexte français ou customary laws en contexte britannique, a une longue histoire.[39] Reste à étudier comment des fragments de celle-ci peuvent éventuellement se retrouver aujourd’hui déployés en contexte post-colonial. Ainsi déplacer l’analyse en terme de genre vers une sur la sexualité, et donc ne plus lire les polémiques sur la polygamie comme mettant uniquement en concurrence les femmes immigrées et les hommes immigrés, mais les voir en tant qu’elles opposent différentes formes de conjugalité « hétérosexuelles », pourrait enrichir la réflexion (et l’action) critique contre les nationalismes sexuels. Cela permettrait notamment d’éviter de les réduire au seul homonationalisme, ou de considérer ce dernier comme plus significatif et donc y prêter plus attention qu’aux formes d’hétéronationalisme.[40] S’il est vrai que l’homonationalisme en tant que forme particulière de nationalisme sexuel se donne à voir explicitement en nommant l’objet sur lequel il s’appuie – homosexualité – il faut se rappeler que l’hétérosexualité comme régime politique blanc et bourgeois, n’a pas besoin d’être nommée : c’est une norme, présentée comme non questionnable, et qui n’a pas à être explicitement dite pour être opérante.
Des injonctions à une conformité au modèle hétérosexuel dominant, libéral, français, occidental, peuvent se loger dans des polémiques sur la polygamie, mais aussi, entre autres, sur le taux prétendument trop élevé de natalité des femmes africaines, sans avoir à nommer le mot « hétérosexualité »…Ce sont les agencements familiaux de populations subalternes qui sont appelés à être transformés pour correspondre au régime dominant. Ou qui à l’inverse, dans d’autres contextes peuvent être codifiés comme des réalités devant rester fondamentalement différentes et clairement séparées. Mais qui dans tous les cas, restent sous la contrainte et la gestion d’une entité hégémonique extérieure. Ce choc des conjugalités, rejouant en version miniature le plus grand choc des civilisations, se voient aussi lorsque, sans aucune considération pour la dimension patriarcale qui se déploie dans différentes formes relationnelles, on défend, au nom du féminisme comme le fait Schiappa, et de façon acritique, le libertinage et le polyamour dans lesquels les femmes sont dites « libres ». Il y a pourtant de nombreuses réflexions féministes sur les limites pour les femmes du libertinage et du polyamour en contexte hétérosexuel,[41] de même que pour un plus large éventail de personnes, lorsque sont pris en considération des enjeux de classe.[42] Ceci n’intéresse pas Marlène Schiappa. Car tout comme la rhétorique fémonationaliste prétendant libérer les femmes musulmanes s’accommode très bien d’une défense du patriarcat blanc bourgeois, tel est le cas de l’hétéronationalisme dont l’horizon n’est pas la mise à mort du régime hétérosexuel assurant la reproduction d’une société de classe par les mécanismes du mariage et de l’héritage, mais bien sa perpétuation. Ce sont donc des formes « d’hétérosexualité » qui sont opposées à d’autres, pas simplement les femmes migrantes qui sont opposées aux hommes migrants, même si cela reste une dimension cruciale des dynamiques racialisantes.
Politiquement, c’est peut-être en se confrontant réellement aux deux dynamiques de la binarité hétéro/homo moderne dans la critique des nationalismes sexuels, plutôt que de s’en tenir principalement ou exclusivement à son versant homosexuel, que des analyses et perspectives de luttes contre la racialisation des questions de sexualité (et de genre) pourront se renouveler et, espérons-le, devenir dérangeantes pour ceux qui les mènent. Il s’agit par exemple de ne pas se limiter au fait de nommer par moment l’hétérosexisme comme matrice de l’homonationalisme, mais de décortiquer, comme pour l’homonationalisme, les formes que prennent la fabrique des hétérosexualités modernes et les injonctions à l’endroit des non blancs. Bien qu’exhibées comme trophées de la modernité toujours présumée occidentale – un jour il faudra d’ailleurs que je prenne le temps de parler du hold up réalisé par l’occident sur ladite modernité pour laquelle il s’approprie le rôle de moteur unique -, les sexualités minoritaires ne sont pas les seules à avoir émerger sous des formes et identifications nouvelles. On gagnerait donc par exemple à savoir lire les formes de outing hétéronationalistes, subis ou repris par les non blancs eux-mêmes, qui consistent à disséquer, exhiber et politiser l’intimité et les formes de conjugalité immigrées, musulmanes, non blanches dites hétérosexuelles. Et à les nommer, les penser, en tant qu’elles sont hétéro et pas simplement racistes, ou même racistes et « sexuelles » de façon générique. Là où les injonctions homonormatives et racistes au coming out gay se montrent de manière limpide, l’opacité constitutive des dynamiques hétéronationalistes appellent à affûter sa lecture des dynamiques de pouvoir mêlant racisme et sexualité. Comme le disait l’anthropologue haïtien Michel Rolph-Trouillot, « la marque ultime du pouvoir est sa capacité à se rendre invisible; le défi ultime est donc d’en exposer les racines ».[43]
Conclusion
Ce texte invite à (re)donner une place importante à la dimension « anti-polygamie » du fémonationalisme français, aux côtés de celle qui convoque des arguments anti voile. L’étude de ces trois séquences polémiques sur la polygamie fait ressortir l’intérêt que pose cette question à deux niveaux sur le plan matériel : les politiques d’immigration et les politiques sociales de redistribution. Ce n’est pas à cause des discours sur la polygamie que des évolutions sur les politiques d’immigration ou les allocations peuvent être constatées, mais c’est aussi en son nom que ces évolutions peuvent avoir lieu. Il ne s’agit pas de surdéterminer son importance parmi le faisceau de raisons qui motivent ces politiques racistes et néolibérales. Il s’agit en revanche d’inviter à prendre au sérieux les mobilisations dont elle peut faire l’objet : quand ? pourquoi à ces moments-là ? en quels termes ? De même, il faudrait observer s’il y a bel et bien une concordance entre les discours et l’application concrète des politiques, particulièrement au niveau local et sur le temps long. De plus, l’analyse a aussi consisté à penser la violence symbolique, suivie d’effets à identifier plus précisément, qui prend pour cibles explicites « les polygames étrangers », comme ayant en réalité pour conséquence de renforcer l’illégitimité de tout le groupe social auquel ils sont attachés. Enfin, ce texte défend l’urgence d’une compréhension de l’hétéronationalisme français, à savoir le fait d’identifier comme une offensive raciste et hétéronormative, des dynamiques bien sûr déjà identifiées pour le racisme qu’elles portent, mais sans que la dimension « hétéro » ne soit nommée, pensée, et traduite politiquement. Alors que dans le même temps, tout se qui se donne à voir sous le signe du racisme et de l’homonormativité a tendance à définir les nationalismes sexuels dans leur entièreté dans des milieux décoloniaux ou queer radicaux. Au-delà de la question même de la polygamie et des nationalismes sexuels, l’hétéronationalisme comme grille d’analyse peut aussi servir non pas à concurrencer ou remplacer, mais à ajouter de la compréhension dans les milieux militants à des phénomènes tels que l’exploitation domestique des femmes migrantes dans les foyers européens, en la conceptualisant non pas uniquement comme une dynamique de « femmes (aisées, du Nord) contre femmes (pauvres du Sud)», ce qu’elle est dans une certaine mesure, mais en voyant aussi comment c’est le couple hétérosexuel blanc des classes supérieures qui est la structure exploitante. En effet, si des femmes aisées cherchent à se « décharger » des responsabilités domestiques, c’est parce que la tâche n’incombe pas à leurs maris. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle au quotidien, les hommes sont absents de cette confrontation de race/classe autour du travail domestique qui reste polarisée entre l’employeuse et la travailleuse, comme le souligne l’analyse de Marianne Modak sur les travaux de Caroline Ibos, auteure de Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères. L’idée d’un transfert de « femmes à femmes » qui rend compte de cette confrontation mais sans interroger l’absence masculine, et qui est fréquemment utilisée par exemple dans des milieux militants (alors même que les travaux sur la question insistent sur le couple) est utile pour montrer la non homogénéité de la catégorie « femme ». Mais s’y limiter empêche de penser le rôle pilier du couple, de ses logiques internes genrées, et de la famille plus largement dans la reproduction des sociétés de classe racialisées. Ainsi, proposer l’hétéronationalisme comme grille d’analyse pour les offensives anti polygamie peut servir à approfondir bien plus que ce seul sujet. J’espère que les repères, analyses et hypothèses partagées ici pourront faire partie d’une dynamique plus large d’engagement intellectuel et politique qui nous permettront de sortir de certaines impasses quant à la compréhension des nationalismes sexuels, et de sa nécessaire traduction en lutte politique.
Mises à jour, 20 avril, 22:11; 21 avril, 18h36
[1] Feriel Lalami « L’enjeu du statut des femmes durant la période coloniale en Algérie », Nouvelles Questions Féministes, vol. vol. 27, no. 3, 2008, pp. 16-27. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2008-3-page-16.htm
[2] Oyèwùmí, Oyèrónkẹ́,The Invention of Women: Making an African Sense of Western Gender Discourses. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1997. Certaines critiques ont été adressées à ce livre comme la focalisation sur le langage qui empêcherait à l’auteur de voir des formes genrées de structurations de la société Yoruba qui s’effectueraient même sans mots ou expressions les désignant clairement. Toujours est-il, ce livre reste l’une de références les plus importantes, moins pour ces conclusions que pour l’invitation à cesser de présumer des l’existnce universelle de distinctions de sexe/genre selon un modèle occidental
Entre autres lectures stimulantes sur le genre dans les politiques coloniales de différents empires, voir :
Abosede A. George, Making Modern Girls: a history of girlhood, labor, and social development in colonial Lagos. Athens OH: Ohio University Press
Ann Laura Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013, 299 p., traduction de Sébastien Roux.
[3] Clare Midgley, Feminism and empire: women activists in imperial Britain, 1790–1865, London and New York: Routledge, 2007.
[4] Emmanuelle Saada « Un racisme de l’expansion. Les discriminations raciales au regard des situations coloniales », Éric Fassin éd., De la question sociale à la question raciale ?Représenter la société française. La Découverte, 2006, pp. 55-71.
[5] Judith Surkis, « Propriété, polygamie et statut personnel en Algérie coloniale, 1830-1873 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 41 | 2010, 27-48.
[6] Nathalie Ferré , « Quand la polygamie est entrée dans la loi », Plein droit, 2001/4 (n° 51), p. 8-9. DOI : 10.3917/pld.051.0008. URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2001-4-page-8.htm
[7] publiée dans le JO Sénat du 03/08/1995 – page 1550 https://www.senat.fr/questions/base/1995/qSEQ950511002.html#:~:text=En%20effet%2C%20lorsqu’un%20%C3%A9tranger,non%20plus%20du%20regroupement%20familial.
[8] Abdellali Hajjat, « « Race et droit de la nationalité en contexte postcolonial : le cas de refus de naturalisation au motif de la polygamie » », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 19 | 2021, mis en ligne le 09 mars 2021, consulté le 15 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/revdh/11483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.11483
[9] Costa-Lascoux Jacqueline. Continuité ou rupture dans la politique française de l’immigration : les lois de 1993. In: Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, n°3,1993. Trajets générationnels – Immigrés et « ethniques », France et Québec. p. 235.
[10] Ibid.
[11] Rea, A. (2003). Politiques d’immigration : criminalisation ou tolérance ?. La pensée de midi, 2(2), 111-125. https://doi.org/10.3917/lpm.010.0111
[12] Gay Vincent, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le « problème musulman » dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 », Genèses, 2015/1 (n° 98), p. 110-130. DOI : 10.3917/gen.098.0110. URL : https://www.cairn.info/revue-geneses-2015-1-page-110.htm
[13] Abdellali Hajjat, op-cit.
[14]Le Monde avec AFP« Amende pour une femme portant le niqab au volant de sa voiture », Le Monde, 23 avril 2010. https://www.lemonde.fr/societe/article/2010/04/23/amende-pour-une-femme-portant-le-niqab-au-volant-de-sa-voiture_1341461_3224.html
[15] « Conductrice voilée verbalisée – Brice Hortefeux veut déchoir de la nationalité française le mari polygame », 24 avril 2010 https://www.lepoint.fr/societe/conductrice-voilee-verbalisee-brice-hortefeux-veut-dechoir-de-la-nationalite-francaise-le-mari-polygame-24-04-2010-447594_23.php
[16] « Déchéance de la nationalité : Besson en pleine confusion », L’Obs, 26 avril 2010. https://www.nouvelobs.com/politique/20100426.OBS3016/decheance-de-la-nationalite-besson-en-pleine-confusion.html
[17] Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed « Vers le point de non-retour ? », Le Portique [Online], 39-40 | 2017, document 2, Online since 20 January 2019, connection on 05 March 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2967
[18] Une controverse universitaire et politique a éclatée autour du livre, différents chercheurs mettant en cause les méthodes et analyses de Lagrange. Mais qu’importe les réponses elles aussi « scientifiques » à ce lien de cause à effet établi entre deux catégories saturées de représentations raciales que sont la « polygamie » et la « délinquence » ; il n’était évidemment pas question de la délinquence sous la forme de détournement de fonds. Le mal était fait et venait simplement s’ajouter à des processus antérieurs de disqualification : l’immigration africaine, en particulier musulmane, était responsable de la délinquence, donc des problèmes en France.
[19] https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des-principes-de-la-republique
[20] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006421995?isSuggest=true
[21] Kaoutar Harchi, Marlène Schiappa, le fémonationalisme et nous, Ballast, 2020 https://www.revue-ballast.fr/marlene-schiappa-le-femonationalisme-et-nous/
[22] « Départementalisation de Mayotte : sortir de l’ambiguïté, faire face aux responsabilités » https://www.senat.fr/rap/r08-115/r08-1157.html#:~:text=Dans%20ces%20domaines%2C%20les%20Mahorais,d’une%20exception%20de%20juridiction.
[23] Ça commence aujourd’hui ! « Notre couple n’a rien d’ordinaire » émission du 10 septembre 2018 https://www.facebook.com/112722582729785/videos/487430435056600
[24] Alaux Jean-Pierre, « A la rue sous prétexte de polygamie », Plein droit, 2001/4 (n° 51), p. 10-13. DOI : 10.3917/pld.051.0010. URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2001-4-page-10.htm
[25] Voir l’entretien sur le Média « loi séparatisme : le complotisme islamophobe de Darmanin » https://www.youtube.com/watch?v=8heVb0IrsAA&t=1s
[26] L’économie politique du fémonationanisme. Entretien avec Sara Farris https://www.revolutionpermanente.fr/L-economie-politique-du-femonationalisme-Entretien-avec-Sara-Farris
[27] Hourya Benthouami “Les femmes des quartiers populaires”, Notre Monde, 2013 https://www.youtube.com/watch?v=qLVkXSS0kZY
[28] Nimisha Barton, Reproductive Citizens: Gender, Immigration, and the State in Modern France, 1880–1945, Cornell Press, 2020
[29] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000042185629/
A côté de ses fonctions politiques, on pourrait aussi mentionner le fait que Marlène Schiappa a publié en 2014 à La Musardine, sous un nom d’emprunt, un roman profondément orientaliste intitulé Sexe, mensonges et banlieues chaudes. L’ouvrage raconte l’histoire d’une jeune héritière de Neuilly-sur-Seine qui tente d’échapper à l’ennui qui caractérise sa vie de bourgeoise, en s’aventurant en Seine-Saint-Denis…Marlène Schiappa a pu rétorquer à ceux qui lui rappellent ces écrits qu’il s’agit de sexisme, étant une femme et donc jugée pour avoir publié un livre érotique. Bien évidemment, ce n’est pas de cela dont il s’agit ici. Ce livre témoigne de la perception de la ministre pour les populations de banlieue, notamment musulmanes. Ce n’est pas sans importance lorsque l’on est sait qu’elle est en charge de projet qui les prend pour cibles.
[30] En 2003 déjà, donc un an avant le vote de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école, dont tout un chacun sait pertinement au vu des débats qui l’ont accompagnée qu’elle visait le port du voile, Caroline Fourest signait avec Fiametta Vemmer une tribune dans Libération appelant à ne pas confondre « islamophobes » et « laïcs » dans le cadre de ce débat. Ce qui relevait de la construction légale d’une discrimination islamophobe était présentée comme au contraire un progrès social, notamment pour les femmes, et une défense de la laïcité. Plus significativement encore, Fourest et Vemmer ont construit une origine fausse du terme « islamophobie » qu’elles ont attribué aux « mollah iraniens », alors que les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, ainsi que l’historien Alain Ruscio, en font remonter l’usage au début du XXe siècle, par des administrateurs coloniaux français.
[31] Najate Zouggari, « violeur au-delà du périph’, séducteur en deçà », Un troussage de domestique, Syllepse, 2011. Le texte également aussi disponible sur le site Les mots sont importants https://lmsi.net/Violeur-au-dela-du-periph
[32] Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, Ed. de l’Aube, 2006.
[33] Tribune « Contre la pénalisation du harcèlement de rue: une position afroféministe, queer et trans révolutionnaire », Blog de Médiapart, 2017 URL : https://tinyurl.com/7evwuw
Notons toutefois que malgré des positions répétées contre la prison et le féminisme carcéral, malgré l’organisation d’événements et de formations sur l’urgence de construire une approche des violences de genre hors du carcéral, en sollicitant aussi bien la littérature spécialisée que des spécialistes eux-mêmes, et enfin, en ayant des membres qui sont aussi membres d’organisations anticarcérales, Mwasi n’est jamais cité comme exemple de féministes qui prennent position contre la police et la prison en France dans certains milieux de gauche radical ou décoloniaux, alors que – c’est cela qui est important et où se situe le problème car à la rigueur on est bien en droit de citer qui l’on veut- les critiques contre l’afroféminisme fleurissent en présentant ce mouvement comme libéral et véritable prolongement de la police vis-à-vis des hommes noirs. Qu’importe les critiques qui peuvent être légitimement adressées à cette organisation, comme à n’importe quelle autre, ou à un mouvement de façon plus large, une attention rapide envers ses prises de position et ses activités montrent que cette lecture – elles seraient un prolongement de la violence politique, et notamment policières, contre les hommes noirs – ne tient pas la route. Encore une fois, il s’agit moins de reprocher un manque de citation, car on peut évidemment sur un même sujet citer les gens que l’on préfère, dont on se sent plus proche politiquement, ou avec qui on est lié par l’amitié ou autre. Je pointe du doigt la dynamique conjointe d’effacement de la dimension anticarcérale voire abolitionniste et de mise en avant d’une supposée connivence avec la police en particulier et avec la haine des hommes noirs en généal. Il faudrait donc continuer à observer et comprendre l’intérêt de cette mise en avant politique d’un afroféminisme français qui serait le bras droit de la police. Car malgré des divergences, il y a sur l’enjeu anticarcéral ou abolitionniste un point de rencontre crucial entre divers courants de l’antiracisme, du féminisme et de la gauche radicale. C’est l’un, si ce n’est l’enjeu principal, le point de rupture avec les stratégies féministes et de gauches hégémoniques. Il faut donc continuer à observer et essayer d’analyser ce processus dont l’effet est de sortir, par le fait de les ignorer, cette organisation féministe, ici afro, de ce cadre opposé au féminisme carcéral. Dans un univers politique marqué, en plus des divergences réelles sur les idées, par des dynamiques concurrentielles, se demander à qui cela profite-t-il mais aussi ce que cela empêche de créer.
[34] Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes : femmes contre la prison, Lux, 2019.
[35] Françoise Vergès, Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection, La Fabrique, 2020.
[36] Suivre par exemple le compte du Syndicat des détenu(e)s de France https://twitter.com/DesDetenus?ref_src=twsrc%5Egoogle%7Ctwcamp%5Eserp%7Ctwgr%5Eauthor
Ou encore le travail réalisé par L’Envolée https://lenvolee.net/
[37] Marlène Schiappa « Je veux rassurer tout le monde on ne va pas interdire les plans à trois », Radio J, hebdomadaire de Frédéric Haziza, 13 décembre 2020 https://www.youtube.com/watch?v=0zAXPHu5Eh4&feature=emb_title
[38] Mehammed Amadeus Mack, Sexagon: Muslims, France, and the Sexualization of National Culture. Fordham University Press, 2017.
[39] Emily Burrill, States of Marriage: Gender, Justice, and Rights in Colonial Mali. Athens: Ohio University Press, 2015
[40] Joao Gabriel, « Sur la binarité coloniale homo/hétéro : une ébauche de réflexion », Le blog de Joao, 2017.
[41] “Polyamory as a Reserve Army of Care Labor” http://anarchalibrary.blogspot.com/2013/03/polyamory-as-reserve-army-of-care-labor.html
[42] Klesse, C. Poly Economics—Capitalism, Class, and Polyamory. Int J Polit Cult Soc 27, 203–220 (2014). https://doi.org/10.1007/s10767-013-9157-4
Max P.Jansen, “Between Socialist Transformation and Capitalist Incorporation: A Feminist Critique on Work and Care in Polyamorous Relationships”, Gender, Diversity and Migration No. 19 (2018), Goethe-University Frankfurt https://www.fb03.uni-frankfurt.de/75628121/Jansen_2018_GDM_No19_polylove.pdf
[43] Michel Rolph-Trouillot, Silencing the past. Power and the production of History. Beacon Press, 2015, preface.