Christine Angot, l’esclavage et la justification de l’ordre du monde

Outre leur dimension spécifiquement négrophobe, les propos de Christine Angot lors de l’émission On n’est pas couché ce samedi 1er juin sur la « différence fondamentale » entre shoah et esclavage industriel pratiqué par les européens contre les populations africaines, sont pour moi une des facettes de la conception eurocentrée du racisme[1]. A savoir une approche du racisme dont la compréhension n’a évidemment pas pour but d’y mettre fin, mais plutôt d’en avoir une lecture opportuniste et superficielle, et dont la finalité est la justification de l’ordre du monde. Ici je vise la façon dont les mots comme « racisme », « génocide » sont définis par les Etats ou les instances internationales sous pilotage occidental et repris ensuite par des personnages publiques.

Angot ne fait qu’illustrer toute cette idée selon laquelle le génocide, donc l’extermination de masse qui est intentionnelle, programmée à cette fin précise, est plus grave que le crime de masse dont l’intention n’était pas l’extermination, quand bien même cela aboutit aussi à l’extermination de populations… L’intention serait donc plus importante que le résultat. On pourrait rétorquer qu’il y a bien des différences entre les deux processus, fussent-ils tout deux d’ordre criminel, et c’est vrai. Mais, il se trouve que dans les contextes européens et occidentaux, il n’est pas uniquement question de distinguer différents projets meurtriers mais clairement de les hiérarchiser. Et tout ceci a une fonction politique sur laquelle je reviendrai. Ce n’est pas la première fois que la catégorie « génocide » est utilisée pour minimiser celle « d’esclavage », avec le reproche, tantôt implicite tantôt explicite, que la responsabilité de la logique concurrentielle entre la shoah et l’esclavage industriel pratiqué par les européens est imputable aux afrodescendants et africains, et non pas à l’Etat qui pratiquerait sciemment une concurrence des mémoires, pour le dire vite[2].

C’est parfois même aux opprimés de faire le sale boulot. C’est ainsi qu’en 2015, la député guadeloupéenne Georges Pau Langevin tenait le même raisonnement en réponse à l’artiste Joelle Ursull, elle aussi guadeloupéenne et qui dénonçait une hiérarchisation des mémoires en France : l’esclavage n’avait pas pour fonction d’exterminer les Africains, mais de les faire « travailler gratuitement » , « donc », on ne peut pas comparer, puisque juridiquement c’est différent . Sauf que j’insiste, ce refus de la comparaison cache mal une hiérarchisation. Et aussi, voilà comment les définitions juridiques, conçues dans des instances dont les intérêts n’ont rien à voir avec les nôtres, servent de bouclier à la critique. Sauf que le juridique ne tombe pas du ciel, il est construit, nous pouvons donc le remettre en cause.

Cette approche opportuniste consiste donc à extraire certaines expressions comme le génocide de l’ensemble du système raciste, alors même que cette forme particulière qu’est le génocide ne peut aboutir sans des conditions bien précises dont, en premier lieu, la racialisation déshumanisante de la population ciblée. Evidemment, quand il s’agit de pointer l’implication européenne et notamment française dans certains génocides comme celui contre les Tutsis, cet opportunisme se mute en silence et dénégations…Voilà pourquoi je parle d’opportunisme, et absolument pas d’une réelle volonté de comprendre ce qui produit un génocide, pour que cela n’arrive plus.

Il faut maintenant aborder la fonction politique de cette hiérarchisation. C’est une vision raciste qui a pour but de normaliser l’exploitation de masse de ceux que le racisme a déshumanisé et construit comme bien-meubles, à savoir les Africains. « On avait pas l’intention de les tuer, juste de les exploiter » disent-ils… Ouep, jusqu’à la mort. Mort physique en masse : durant la traversée notamment et une fois arrivés, à cause des conditions inhumaines de terreur inhérentes à ce système, seules à mêmes d’assurer son fonctionnement. En effet, personne n’ayant pour projet de se soumettre de plein gré à une telle exploitation, celle-ci ne peut résulter que de la contrainte absolue, contre laquelle la résistance ne peut être elle aussi qu’absolue : il s’agit des révoltes d’esclaves dont la finalité – malheureusement de nombreuses fois avortée – était l’abolition de l’esclavage et pas de « meilleures conditions de travail ». Mort, également, sociale pour ceux qui restent en vie. Systèmes culturels, politiques, économiques brisés. Coût démographique pour l’Afrique, etc. Donc si l’extermination n’était intentionnelle, le résultat est pourtant bien là.

Je pense de plus que cette normalisation de l’exploitation de masse des Africains n’a pas seulement pour objectif d’embellir le passé, mais sert aussi à justifier le présent : puisque l’hégémonie occcidentale d’aujourd’hui repose encore sur une cette exploitation de masse des Africains et de tout le sud global, on ne peut que normaliser le moment où cette exploitation séculaire a été formalisée dans cet esclavage industriel ciblant spécifiquement l’Afrique, produisant le système capitaliste profondément racialisé actuel.

Le propos d’Angot est donc bien, au-delà de sa propre personne, et comme annoncé dès les premières lignes, une justification de l’ordre du monde. Celui qui a été, celui qui est : l’exploitation jusqu’au sang par l’Occident de ceux qu’il a fait « Autre ».


[1] Son propos est consultable ici https://tinyurl.com/y3moutzb

[2] en réaction à cette hiérarchisation entre « génocide » et « esclavage », beaucoup pour insister sur l’importance de tel ou tel crime, utilisent dès lors du coup le mot de génocide pour désigner toutes les situations coloniales afin de « prouver » que c’était vraiment grave. Malheureusement cela revient au final à entériner la hiérarchisation qu’il revient au contraire de critiquer. Toutes les situations coloniales ne relèvent pas de génocide au sens d’un programme intentionnel d’extermination, ms toutes les situations coloniales produisent de l’extermination comme résultat. Et surtout c’est le fait colonial en tant que tel qu’il faut disqualifier, pas juste certains épisodes précis, car c’est le fait colonial qui crée les conditions pour que certaines de ses expressions les plus spectaculaires – génocide, esclavage – soit possible.

Mise à jour : 19h42