Le contexte tragique des attentats survenus en France – sur lequel je ne souhaite, pour l’heure, écrire de manière approfondie, parce qu’il y a tant de choses à dire – m’a amené à me pencher sur une tendance très largement partagée, visible notamment sur les réseaux sociaux, et ce bien avant les attentats du week end dernier, qui consiste à réduire les « musulmans » au seul fait de pratiquer ou d’être rattachés à l’islam, et en particulier aux seuls propos contenus dans le Coran.
Ma problématique ici est donc la suivante : peut-on expliquer les opinions, pensées, actions, modes de vie et choix de milliards de musulmans sur cette planète (parmi lesquels certains sont pratiquants, quand d’autres ne le sont pas mais sont de culture musulmane), à travers UNIQUEMENT la seule lecture du Coran ?
La réponse est simple : NON.
Ajout : Il s’agit ici de s’attaquer à un essentialisme produit par les structures du pouvoir et dont la finalité est la domination d’un groupe. Il est donc question de combattre cet essentialisme-là, celui qu’il faut déconstruire le plus radicalement, et non pas de critiquer les attachements ou les sentiments d’appartenance de personnes se revendiquant de l’islam.
D’autres se sont déjà employés bien avant moi à déconstruire de manière poussée, et à travers les outils des sciences sociales, le processus qui conduit à croire qu’il serait possible de réduire les musulmans à une vision figée de « l’islam » et du « Coran ». Ici, il ne s’agit pas d’aller aussi loin, mais de rappeler ce qui pour les musulmans est une évidence, mais qui ne l’est pas pour les non musulmans, alors que dans un contexte aussi trouble, il faut combattre radicalement toutes les pensées réductrices (à commencer peut-être par celles qui partagent de manière fondamentale le monde entre « musulmans » et « non musulmans », les premiers étant condamnés à la barbarie tandis que les seconds seraient naturellement programmés
pour s’éléver en grâce par le miracle du « progrès » et de la « liberté »).
Voici donc deux raisons se recoupant qui contredisent la thèse diffuse, portée bien souvent par des invididus que l’on qualifie « d’intellectuels », qui voudrait que le Coran soit l’élement déterminant permettant de « comprendre » les « musulmans ».
Premier obstacle : les nombreux biais de lecture
Quand des journalistes, ou pseudo intellectuels se lancent dans l’aventure ambitieuse qui consiste à lire le Coran, ils opèrent 9 fois sur 10 une lecture décontextualisée, en plus d’affirmer avec applomb ce qui au fond ne sont que des contresens, ou des réductions
déformantes. Par exemple, le mot jihad a été réduit, au même titre que tant d’autres, dans ce processus de mise en procès médiatique du Coran à la seule dimension guerrière, alors qu’il signifie l’effort à mener contre soi pour observer les lois de Dieu dans la vie courante
(en matière religieuse, relationnelle, professionnelle) etc. Il suffit de prendre le temps de faire des recherches honnêtes pour s’en rendre compte
, dans la mesure où beaucoup de musulmans s’efforcent de répondre aux attaques médiatiques par des réponses théologiques et des explications du Coran, alors que nous le verrons, on a moins affaire à un débat théologique qu’à la force d’une idéologie raciste dont l’intérêt est la justification de l’impérialisme euro-américain dans les pays musulmans. En effet, s’ils sont si arriérés et barbares, c’est bien que nous avons le droit de les gouverner, renverser les dirigeants qui nous dérangent, placer ceux qui nous arrangent et nous occuper à leur place des richesses de leur sol n’est-ce pas ?
Mais ces lectures biaisées, décontextualisées et déformantes ne sont pourtant pas surprenantes : ces personnages médiatiques qui les entreprennent ne sont ni des savants de l’islam en particulier, ni des religions en général. De même, ils ne sont pas non plus des historiens spécialistes du contexte historique qui a produit le Coran. Enfin, ils ne sont pas des musulmans pratiquants ou de culture, ce qui explique leur déconnection totale soit avec le sens communément partagé par les musulmans sur des notions basiques, soit avec la diversité des interprétations communément reconnues au moins comme existantes lorsqu’elles ne sont pas admises et validées comme faisant partie des points de vue possibles.
Comment peut-on alors considérer comme pertinente la réduction du groupe social « musulman » à des interprétations aussi erronées de son livre de référence ?
De plus, comment expliquer la crédibilité de telles « analyses » dans les médias, portées par des personnages reconnus, ce qui entraine un phénomène similaire par les invididus lambdas, visible notamment sur les réseaux sociaux ? La réponse est là encore très simple : les musulmans sont racialisés, au travers de leur religion, et la base de la racialisation, et donc du racisme c’est de procéder à une essentialisation, à une homogénéïsation. Et, puisqu’ils sont racialisés de manière négative, il s’agit d’une essentialisation déshumanisante, à l’inverse du groupe racialisé de manière positive que l’on va essentialiser comme fondamentalement bon, avancé, ouvert, tolérant, civilisé etc. Dans d’autres contextes c’est l’origine ou la couleur de peau qui donne lieu à ces essentialisations et homogénéïsation.
Le christianisme étant par exemple associé à la suprématie blanche bien qu’il ne soit pas né en Europe, et que beaucoup ont développé des lectures non eurocentrées du christianisme, voire même des lectures antiracistes du christianisme), il se trouve que les chrétiens ne sont jamais essentialisés et réduits à leur seule lecture de la Bible. Si on procédait aux mêmes caricatures qui sont faites sur les musulmans, on pourrait dire que les occupations militaires nombreuses des pays occidentaux de culture chrétienne (France, USA, Angleterre, etc) dans d’autres pays non occidentaux sont dues à tous ces passages bibliques invitant à « aller partout dans le monde » pour apporter « la bonne nouvelle », et à soumettre les « impurs ». Or on sait bien
que c’est plus compliqué que ça : des enjeux économiques et politiques sont derrières. Pourquoi alors refuser aux milliards de musulmans de cette planète la possibilité également d’être aussi traversés par des questions politiques, entre autres, et pas uniquement religieuses ?
Second obstacle : l’implacable diversité
Comme le christianisme, l’islam s’est répandu sur des surfaces larges de la planète, dans le sang avec les armes, ou alors sans les armes à la faveur de la convertion des élites qui commerçaient avec des musulmans, et qui ont ensuite déclaré l’islam comme religion d’Etat, entre autres. Donc, c’est une évidence : là où il y a « islam » cela s’explique par des histoires spécifiques à chaque endroit. L’islam du Sénégal n’est pas l’islam de l’Egypte, qui n’est pas celui de l’Iran, qui lui n’est pas celui de l’Indonésie etc etc. Ces pays ont des histoires propres, mais qui encore une fois ne se réduisent pas à l’islam. Par contre, ils ont en commun, pour beaucoup d’entre eux, d’avoir été colonisés par les Européens, et aujourd’hui par les Etats-Unis. Donc oui, il y a en ce sens des destins et histoires politiques croisées, mais malgré tout de fortes spécificités locales.
Ainsi, à part le racisme et sa vision essentialiste, il n’y a rien qui puisse expliquer que toutes ces histoires, tous ces peuples (et qui plus est tous ces différents courants dans l’islam lui-même) soient réduits au seul fait qu’ils pratiquent l’islam. Mais à force d’être assignés uniquement à cette religion, et de justifier l’occupation militaire, l’ingérence politique et la domination économique des pays musulmans par la supposée arriération qui serait induite par cette religion, il ne faut pas s’étonner des réactions défensives qui consistent à se réduire soi-même à travers cette religion et uniquement elle.
Les contextes propres à chaque pays sont donc déterminants. Il suffit pour s’en convaincre de prendre en compte quelque chose d’extrêmement banal : les pays musulmans ont tous des lois et des normes différentes (nées de contextes spécifiques, encore une fois). Les lois au Maroc ne sont pas les mêmes en Algérie, pas plus qu’elles ne sont identiques à celles du Mali, qui elles ne sont pas non plus semblables à celles du Pakistan, etc etc. N’est-ce pas là une des preuves les plus flagrantes qu’on ne peut pas faire de tous ces pays, parce que musulmans, un bloc homogène explicable par un islam figé depuis sa création au 7e siècle jusqu’à aujourd’hui ?
Ensuite, pour ce qui est des musulmans, de foi ou de culture, vivant dans des pays européens ou nord américains n’ayant pas pour religion officielle l’islam, aussi bien la diversité historique des pays d’origine, comme mentionné dans le pagraphe qui précède, que celle du pays d’accueil, et enfin du contexte migratoire fera prendre à l’islam des places très différentes dans les communautés aussi bien que dans la société majoritaire, et donnera lieu à différentes modalités de pratiques. En Europe, les musulmans appartiennent majoritairement aux classes populaires issues de l’immigration post coloniale ouvrière, contrairement aux musulmans américains dont beaucoup appartiennent aux classes moyennes, cadres, et professions intellectuelles supérieures appartenant à l’immigration dite régulière des années 1970. Dans des contextes socio-économiques et migratoires aussi différents, le rapport à l’islam n’est pas le même.
Les musulmans américains bien que proportionnellement inférieurs au nombre de musulmans dans des pays européens comme la France et l’Angleterre où ils sont majoritaires numériquement parmi les non blancs, ont beaucoup plus de moyens d’organisation (aussi bien dans leurs pratiques, la diffusion de leur message, que dans la résistance à l’islamophobie), en raison de l’histoire des Etats-Unis, mais aussi des capitaux dont ils disposent, en comparaison avec les seconds. Par ailleurs, là où dans les deux pays européens cités, France et Angleterre, les musulmans – de même que les noirs musulmans ou non – sont proportionnellemnt sur-représentés dans les prisons, en tant que garçons et hommes des quartiers populaires hélas sociologiquement déterminés à être plus criminalisés, aux Etats-Unis, les musulmans sont une minorité à être en prison (à l’exception évidemment de celles spécialisées dans la « lutte contre le terrorisme »), les noirs, les latinos et les natifs étant proportionnellement ceux qui sont les plus incarcérés, précisément parce que comme les musulmans d’Europe, ils partagent la condition de prolétaires racisés.
Peut-on sincèrement réduire tous ces contextes à une seule et même expérience « du fait d’être musulman » ? Dans toutes ces expériences (la migration, la catégorie socio-professionnelle, l’incarcération), quel est le rapport avec le Coran ? Quel serait le pouvoir explicatif de « la religion » pour comprendre ces trajectoires de groupe ? Aucun, si ce n’est un pouvoir de nuisance politique.
Conclusion
Au vu des deux points développés, il n’est pas possible de croire que partager des vidéos de tels imams, de tels hommes ou femmes musulman(e)s, ou brandir tel verset permet de détenir la « vérité » sur les « musulmans ». Cela n’a aucun sens de croire qu’on peut définir un groupe entier aussi vaste et varié à travers les propos de quelques individu(e)s. Pas plus que cela n’a de sens de le faire à travers la lecture (bancale) du livre auquel ils se réfèrent, et pour lequel non seulement les fidèles ont des interprétations variées, mais qui n’explique pas tout : l’histoire politique, sociale et économique des pays musulmans (ou des immigrés musulmans et de leurs enfants, dans un pays non musulman), sont déterminantes.
Il est donc urgent, en vue de le stopper, de comprendre le chaos actuel au travers des contextes géopolitiques et historiques, pour lesquels nous devons tenir pour responsables principaux nos gouvernants européens et nords américains, et pas une prétendue haine congénitale des musulmans pour « nos » libertés ou « notre » supposé mode de vie.
Paix aux âmes des morts des attentats du 13 novembre 2015.
Condoléances, force et lucidité à celles de ceux qui restent.