Contre-pouvoir et relations avec les grands médias : quelques réflexions

Février 2016

Je ne crois vraiment pas que c’est la plus grande présence de non blancs dans les médias dominants qui sapera les fondements du racisme médiatique. Je précise bien « dominants », car ce n’est pas le fait de passer en soi dans des médias qui m’a l’air risqué, mais le fait de passer dans les médias dominants. Je penche bien plus pour le soutien aux médias alternatifs comme il en existe de différents types – noirs, musulmans, arabes, d’extrême gauche, des quartiers populaires, etc1 – que pour le fait de demander plus de non blancs dans les grands médias.

Comme on a tendance à tout individualiser et tout placer sur le terrain de la moral, je précise que je ne juge personne qui veut passer dans les grands médias, mais j’essaie de mener une réflexion politique sur ce que peut être une stratégie politique par rapport à ces médias. Pour ma part j’ai jusque-là refusé les quelques invitations de grands médias reçues (il y en a eu 3 hein pas 15 non plus), par conviction politique, alors que les médias alternos ou communautaires ne me dérangent pas du tout, au contraire. Ais-je eu raison ? Je le crois, mais peut-être que je fais fausse route. On verra.

On a certes bien raison de critiquer les rédactions communautaristes blanches bourgeoises, surtout lorsque leurs journalistes osent pondre des articles critiquant notre supposée communautarisme. Mais si la réponse à ces critiques c’est de nous mettre des Sifaoui, Sopo, Désir, Boutih, Bougrab etc – la liste est hélas bien trop longue – on n’est pas plus avancé. Il me semble donc que lorsqu’on leur dit « les vrais communautaristes c’est vous! » en pointant leur rédaction très blanche, ça ne devrait pas être pour demander qu’ils embauchent des non blancs mais pour selon moi faire acte de rupture. C’est à dire, soutenir les médias alternos, communautaires, et (quand on est convaincu par ça) ne pas passer par eux pour diffuser nos messages, même si on peut être tenté par le fait de se dire qu’il vaut mieux passer par ceux qui permettent de toucher le plus grand nombre.

Sauf que, premièrement, nous le savons, ils déforment quasiment toujours nos idées (ce n’est pas une surprise, on ne découvre pas en 2016 que les dispositifs médiatiques jouent contre les non blancs et les pauvres…). Deuxièmement, le bénéfice d’être diffusé par bien plus de monde vaut-il la stigmatisation coûteuse, les menaces, la déformation des propos qui suit la visibilité médiatique de paroles non blanches en rupture avec le pouvoir ? Je n’en suis pas sûr. La visibilité pour la visibilité ne me semble pas pertinente. Ces médias ne sont pas extérieurs au problème de la suprématie blanche : ils en font partie. Ils participent inlassablement à reproduire l’hégémonie blanche bourgeoise, avec certes parfois quelques voix dissonantes, mais très rapidement noyées par le floues d’immondices publiés chaque jour. « On ne détruira pas la maison du maître avec les outils du maître », avons-nous pourtant coutume de répéter pour beaucoup.

Prenons le très sinistre cas Soral, et au-delà de lui toute la sphère dite confusionniste, conspirationniste. Il faudrait bien sûr un temps plus long pour décortiquer toutes ces dynamiques, mais on peut au moins s’arrêter sur un point significatif : lui et toute cette clique ont mobilisé via une présence accrue sur les réseaux sociaux et le développement de médias alternatifs (en plus de leurs événements et rencontres organisées pour recruter). Ce ne sont pas des articles dans Le Monde ou Libé, ni des passages en radio ou télé qui ont développé leur effrayante nébuleuse. Bien sûr, Soral au début a fait quelques émissions, et quelqu’un comme Dieudonné a eu au départ une notoriété de part son métier de comédien. Mais au-delà des parcours individuels, cette nébuleuse s’est développée en grande partie en dehors des médias traditionnels. Farida Belghoul a par exemple lancé les JRE (Journées de Retrait de l’Ecole) contre la « théorie du genre » en ne passant pas une seule fois dans un grand média. Tout ce mouvement a été soutenu par leurs médias alternatifs et a eu des conséquences significatives en terme de capacité à mobiliser, même si ça a été ponctuel. Autrement dit, même lorsqu’on a un impératif politique de mobilisation il n’est dit que c’est la présence dans les médias dominants pour être « visibles par le plus grand nombre » qui contribuera à mobiliser. Je ne sais pas d’ailleurs s’il existe de mouvements qui s’est lancé ainsi ainsi. Après on peut m’objecter, avec raison je pense, que la médiatisation via les grandes structures peut s’accompagner et pas forcément se substituer, à d’autres formes d’investissements alternatifs, et que ce n’est pas l’un ou l’autre. C’est vrai. A voir…

Aussi, le racisme n’étant pas le résultat de simples « préjugés » ou de « mauvaises compréhensions du réel », mais bien le résultat d’un ordre social, d’un système, c’est un rapport de force qu’il faut construire et j’ai l’impression  – à tort ou à raison – que ça se construit d’abord en dehors des grands médias, et que c’est ensuite à eux de nous chercher et d’être dans l’impossibilité de nous rater vu ce qui aura été construit, notamment localement, dans des territoires précis, plutôt qu’à nous d’aller les chercher pour faire passer des idées. Mais je me trompe peut-être, et je suis prêt à le reconnaître si quelque chose arrive à me convaincre. Bref, ceci est une réflexion en cours et je n’ai pas d’idées arrêtées, mais il me semble que j’entends peu de discours politiques non pas seulement critiques des grands médias (car on s’accorde tous là-dessus dans les milieux féministes et antiracistes en rupture avec le pouvoir) mais développant une forme de « théorie politique » sur la stratégie à tenir face (contre) eux, ce que ça implique de passer par eux, ou l’inverse etc. Mes réponses ne sont évidemment pas encore satisfaisantes, mais je ne suis pas sûr qu’il faille prendre pour acquis qu’on « a besoin des grands médias ». Du coup malgré les limites de ce que j’avance, il me semble qu’il faut au moins l’avancer, et je sais ne pas être le seul à avoir ces doutes.

Pour finir, revenons au crew des conspirationnistes et autres soraliens dont je parlais. Je pense que s’il faut effectivement condamner le contenu fasciste de leurs idéologies, il me semble qu’ils donnent hélas une leçon de politique et de construction de rapports de force en faisant un rappel dont on peut regretter qu’ils nous viennent de ce côté : on peut mobiliser en dehors des médias dominants.

En effet, « le contre-pouvoir ne se construit bien que dans les espaces autonomes » nous dit Cases-Rebelles, et j’ai envie d’approfondir cette idée.

 

 

1Par exemple, mais il y en a plein d’autres : Negronews, Oumma, Contre-attaques etc. Se posent aussi la question des financements qui disent aussi beaucoup de la ligne qu’il est possible de tenir, mais je n’aborderai pas cela ici, cet article étant vraiment une première ébauche.