Première version Juillet 2014, Version retravaillée Février 2016
Il est catastrophique de nier les intérêts politiques divergents entre hommes et femmes noirs au nom de ceux qui nous unissent : nos stratégies d’émancipation ne peuvent pas être exactement les mêmes, bien qu’elles se rejoignent au nom de nos intérêts communs et prioritaires contre le racisme et le capitalisme, car nous n’avons pas exactement la même condition sociale. De toutes les façons, qu’on soit d’accord ou pas avec ce postulat, la réalité de notre désunion nous revient toujours à la figure en pleine face. Et cela ne se règle pas avec des appels abstraits à la solidarité.
Parce que c’est la négation de ces intérêts divergents, et la disqualification du fait de vouloir les traiter parallèlement (donc ni « à la place de », ni « en priorité ») à notre combat antiraciste noir unitaire qui contribuent, avec l’aide des puissantes politiques d’assimilation, de dévalorisation, et de déstabilisation de nos communautés, à fabriquer ces soeurs qui ont envie d’autre chose que le virilisme de leurs frères de condition, souvent justifié par l’oppression qu’ils subissent eux-mêmes (violences policières, plus grande stigmatisation scolaire, entre autres), et seront ensuite accusées d’être des traîtresses parce que percevant bien malheureusement dans l’éloignement familial et/ou communautaire une forme de libération. Combien de fois ais-je entendu des femmes, filles antillaises dire que les hommes antillais sont « pires » (que les blancs, implicitement), des femmes africaines dire que les hommes africains sont « pires » ? Chaque fois que je l’entends (ou que j’entend un homme antillais ou africain justifier pitoyablement son machisme au nom de nos « cultures »), je me dis que c’est un échec pour nous tous. Pour ma part, je considère que croire sans remise en question à cette idée que « les hommes noirs plus machistes » comme s’il s’agissait d’une vérité fondamentale, de même que le fait de refuser absolument de comprendre ce qui amène à le dire sont deux faces problématiques d’une même médaille qui nous conduisent à une impasse.
Celles qui nous fuient (antillaises ou africaines) ont tort, certes, parce qu’elles retrouveront ce virilisme ailleurs, cette fois sans justification communautaire ou culturelle « afro ». Et c’est peut-être ce qui va rendre ce virilisme plus vivable, plus supportable, aux yeux de certaines. Mais, au-delà de l’envie de fuir le machisme communautaire, on doit aussi reconnaître que certaines d’entre elles cherchent à tirer profit d’un monde blanc qui depuis l’époque coloniale a dans l’éventail de ses stratégies, le retournement des femmes colonisées contre les hommes de leurs condition, afin d’affaiblir le groupe tout entier et de le maintenir sous domination : « Ayons les femmes et le reste suivra » telle est la doctrine identifiée par Fanon et mise en place par les colons pour diviser les colonisé.e.s. Autrement dit, la suprématie blanche a toujours tenter de tirer profit de l’oppression sexiste subie par les femmes colonisées pour empêcher l’unité contre le colonialisme, et aujourd’hui le racisme vécu au Nord. Dans une propagande (politique, télévisuelle, commerciale, scolaire etc), la suprématie blanche invite en permanence nos soeurs à confondre émancipation et assimilation. Le message à leur destination est clair : pour s’émanciper, il faut épouser un blanc (ou un noir assimilé), s’occidentaliser au maximum, ne pas s’inscrire dans les traditions familiales, etc. Mais face à cette propagande puissante, qu’avons-nous à proposer …?
Si le virilisme ou la virilité est le moyen de résistance au racisme, validée par nous, par « nos » leaders politiques, que restent-ils à nos soeurs, nos mères, nos filles ?
Et Dieu seul sait qu’elles ont des quantités incroyables de bataille à livrer.
Alors, finalement, que peut bien signifier « s’aimer politiquement entre hommes et femmes noirs » ?
Cela n’a pas grand chose à voir avec « l’amour amoureux » (même si il peut s’y inclure), parce qu’il s’agit de parler de manière plus large des relations entre hommes et femmes noires, bien au-delà des couples entre noir.e.s, et on peut le résumer ainsi :
- au niveau inter individuel, c’est quand un frère respecte une soeur et ne rejoue pas la déshumanisation de celle-ci, du fait de ses propres frustrations à lui, dans une société raciste qui le diabolise et se montre dans certains contextes bien plus docile envers les femmes de sa communauté. Et c’est aussi quand une soeur ne se trompe pas de combat en voulant s’émanciper contre ses frères, à cause du sentiment de ne jamais exister pour soi, d’être toujours appréhendée comme un dommage collatéral, comme une extension des frères, comme jamais réellement la cible de choses violentes également, et surtout parce que parfois les hommes de sa condition reflète le visage de violences plus directes, plus intimes. En clair il faut que les deux ne se trompent pas d’ennemis : notre ennemi principal a été et est la suprématie blanche et son capitalisme qui a été construit avec le sang de nos ancêtres (esclavage, colonisation), et qui cherche à s’étendre au moyen d’un impérialisme renouvelé, bien que toujours aussi féroce (Françafrique, néo colonialisme, domination économique békée en Caraïbes, etc).
Hit the System not your Sister, Hit the System not your Brother !
Autrement dit :
Attaque-toi au système pas à ta Soeur, attaque-toi au système pas à ton Frère !
- Au niveau collectif, c’est quand notre combat contre le racisme ne se construit pas sur le dos des un.e.s ou des autres. Il faudrait tout un autre texte pour expliquer ce que cela peut bien vouloir dire. On se contentera alors ici d’évoquer l’idée, et de laisser chacun.e y donner le sens qu’il ou elle veut. De même que chacun.e peut de lui ou d’elle-même s’intéresser à l’histoire des luttes, notamment anticoloniales, et de parfois ce qu’elles ont représenté de très paradoxales et décevant, aussi pour les femmes spécifiquement (pour des raisons qui ne se limitent évidemment pas aux stratégies de ces luttes, mais qui parfois pèsent dans la balance…).
De l’amour politique. De l’amour conscient, juste. De l’empathie réciproque. L’honnêteté de reconnaître que si l’hostilité raciste parfois plus grande envers les hommes noirs qu’envers les femmes noires provoque chez ceux-ci de l’hyper virilisme en réaction, la violence du système largement invisibilisée pour les femmes noires, la violence immédiate subie de la part d’hommes noirs (conjoints, mais pas que) et la non prise en compte de ces femmes comme sujets politiques entraînent des frustrations qui donnent envie de trahir et empêchent certaines d’afficher un soutien inconditionnel. On ne peut pas contextualiser uniquement les réactions problématiques des hommes noirs, celles des femmes noires sont à contextualiser aussi.
Mais ce travail, d’amour de soi, d’amour les un.e.s les autres, de compréhension de ce que les unes et les autres ont à affronter de spécifiques dans ce système, doit se faire pendant la lutte qui nous unit contre le racisme et l’impérialisme. Donc il faut accepter que les conditions idéales ne seront jamais réunies en mixité. C’est pourquoi il faut s’armer de courage et que les non mixités contextuelles (entre femmes noires, entre noir.e.s de classe populaire, etc) sont les bienvenues. Pour avoir des espaces où respirer et se décharger de l’épuisement suscité par ces alliances unitaires à la fois si nécessaires et si coûteuses…
Il n’est pas garanti que tout cela modifie les rapports sociaux, puisque là ça impliquerait une transformation du système mais cela peut au moins apaiser, rendre plus vivables, les relations dans les contextes de lutte, et ça, c’est déjà énorme.
Pour finir, (re)découvrez cette chanson de Queen Latifah, U.N.I.T.Y et qui est pile-poile dans le sujet : pas de révolution noire sans amour et unité !